Vous m’aurez plus

Ecoliers en classe
Ecoliers en classe

Par Yasmine NACIRI

J’allais à l’école tous les jours. Sans arrières pensées, je m’y rendais fréquemment dans l’espoir d’y enseigner les sciences de la vie et de la terre. Les livres étaient là, et j’en saisissais péniblement les mensonges. Boire du lait pour bien grandir disait-onBien que mes disciples préférés avaient déjà entendu cela; par la légère et délicieuse ivresse qu’ellevéhiculait, la mahia était sans doute la seule boisson rafraîchissante qu’ils chérissaient. Quelqu’un l’avait apportée de bon matin. Tous la huaient hardiment dans une clameur furtive, qui croissait avec la voix aigue d’un vendeur de saucisses ambulant. Par bonds violents, les paroles de  » Nass tesker ou tenssa » se mirent à hisser délicatement, au milieu de l’effroyable vacarme, sans aucune considération pour ma présence. Quelques minutes avant la sonnerie, mes élèves s’étaient relevés de quarante dans une mêlée indescriptible. Un de ces séminaires glorieux, où tous se ruent d’un grand pas. D’anciens combattants névrosés, des malfaiteurs, des bandits, des voyous, des lycéens le jour-vendeurs de kleenex la nuit, pour y noyer leurs chagrins, assommés, accablés, n’ayant plus la conscience lucide de la situation.
C’était devenu une affaire d’habitude, je ne travaillais réellement qu’avant l’arrivée de l’inspecteur de l’éducation nationale, et après les conseils de classes, des fins de mois difficiles. L’indifférence était telle chez moi, que, les progrès menaçants de ces vauriens ne m’intéressait pas. Il devenait même certain que la logique triompherait d’un pas assuré. Ces pseudo-élèves connaissaient par cœur le processus de fabrication d’une bière: de l’orge, du houblon, une pincée de levure et quelques centilitres d’eau, mais ignoraient tout des lettres, des chiffres, et surtout des bonnes manières. Il aurait fallu prêter à ces jeunes, toute une attention utopique, dont je ne disposais plus. J’étais fatigué. Tellement fatigué, que je n’avais goût à presque rien. Un de mes élèves avait mis trois mois à comprendre que les sciences de la vie et de la terre n’étaient pas un atelier jardinage, au point que, d’un coup, j’avais perdu foi en l’enseignement tout entier. Des résultats plus que médiocres, des notes alarmantes qui flottaient au delà des collines de la mort, aucune perspective d’avenir 1.0, et une augmentation affolante du nombre d’élèves par classe, ce qui intensifiait en même temps les tensions. Tout fut accueilli d’une grande frénésie, d’une immense colère, et d’un mal être infini. Que diable allait-il advenir de ces écoliers? Quels regrets acerbes des jours laborieux d’autrefois, lorsque les élèves croyaient encore à un avenir empoché d’un grand effort, et de beaucoup de motivations. Mais les réseaux sociaux, les pantalons en latex troués, les coupes de cheveux à la Santos, le maquillage de bas étage, Justin Bieber, Arab Zobdol, et la pauvreté rouge des beaux jours, avaient tout emporté au loin.
 Ces malencontreux  restaient perdus, déchus, et indignes d’avoir un avenir, avec une génération dont la misère allait peut être en faire des chemkara, vivant sur un pied de quelques dirhams par jour, déjà arrêtés à leurs premières démêlés avec la justice. Celui-là, Karim, avec ses yeux abattus, son air fragile, avait tenté de poignarder son professeur de mathématique, l’ayant insulté de « mkelekh=idiot ». La rancune de ce professeur qui gérait six classes en même temps, ne scrutait que le système éducatif, du métier pénible qu’il y faisait contre une somme dérisoire, de son divorce avec sa troisième femme, se résignant pourtant à abandonner toutes les charges contre lui, puisque Karim y était contre l’espoir de sortir sa famille de la misère malgré tout. Celle-là, Rabia, du haut de ses quinze ans, ainsi gagnée par la pénurie, chinait les buissons éloignés, les ruelles obscures, et les voitures, pour y effectuer des passes, monnayées entre 30 et 50 dirhams. Un argent de plaisir, de nécessite, si vite gagné, mais si vite déboursé. Sa camarade, Hasna, avait plus de chance qu’elle, puisque le bruis avait couru qu’elle se faisait entretenir par un riche saoudien.des malheurs silencieux ! Des souffrances clandestines !
Il tombait, depuis la veille, une pluie torrentielle. Par ces temps embrumés et gris, l’abime de mes réflexions, au fond de ma conscience terni, était d’une mélancolie affreuse. Epris de larmes, je me croyais victime de mon propre sort. Ayant perdu foi, ne voulant plus enseigner, j’avais décidé de démissionner à jamais. A quoi bon d’ailleurs rester ? Comment pourrais-je, dans ce milieu malsain, redresser ces êtres martyrisés, en hommes respectables, renfermant le respect, la raison et le droit de l’honneur? Tout de suite, je me rendis chez notre directeur du lycée, le pressant de propositions afin de tout réformer. Cet homme, grisé par le public, ne put que me conseiller de cultiver quelques heures dans le secteur privé comme la majorité de mes collègues, et de n’utiliser que la force et les insultes pour corriger ces pauvres enfants. Quelle étrange façon que d’éduquer des élèves, et d’assumer ses responsabilités? Finalement, ces pauvres victimes n’étaient-elles pas mes disciples au cœur vantard? Alors en moi, il y avait eu de brusques palpitations, un effondrement de tous les préjugés, de toutes les volontés, de l’échafaudage laborieux qui, depuis tant d’années, soutenait si fièrement mes résolutions et mon sermon de professeur de plusieurs générations. J’ai d’abord songé à moi, à mes deux enfants, à ma femme, puis j’ai songé à ces gamins qui n’avaient finalement que moi pour les orienter dans ces ténèbres. Dire qu’un moment, au cours de trente ans de carrière, j’allais tout abandonner ! Est il possible que la colère change à ce point les gens?
Car moi qui vous parle, quand j’étais invité à un mariage, j’ai croisé un de mes anciens élèves,  aujourd’hui  médecin de renom. Cet homme, resta un moment silencieux, palissant avec ce malaise au cœur d’un ancien drogué, me dit d’un ton aimable  » A celui que je remercie de m’avoir encouragé à apprendre, à toujours se surpasser, et à devenir l’homme qui se dresse ce soir devant vous. Un professeur influence l’éternité, il ne peut jamais dire où son influence s’arrête. »
« L’honnêteté est le premier devoir du professeur. Sinon, les connaissances aussi vastes soient-elles ne valent rien. »
Yasmine Naciri

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