Par Yasmine NACIRI
La nuit, délicatement, était tombée. Il semblait que ses obscurités fussent d’un noir étrange, épaissi par l’effluve infecte de la pisse de rat, engraissé par les débris tranchants de quelques seringues, et chargé par des fumées hallucinogènes qui pesaient sur les yeux. On étouffait dans ce parfum nauséeux qui se répandait partout d’un grand pas. La chaleur de l’été pesait comme de la moisissure du Jben, propulsant dans les bâtiments avoisinants son haleine putride, où se mélangeait l’odeur de la transpiration des aisselles, et le soupir de la frustration. Nos narines bouchées, s’orientaient habilement vers les cabines de douches, à certaines bouffées froides. C’était de nos halètements, et de nos sécrétions mélangées, dont s’alourdissait l’humidité moite de notre dortoir, qui menaçaient réellement notre petite santé. Car, outre, la panoplie d’arômes barbares qui se libéraient chaque soir, d’autres aromates suaves alléchaient nos papilles dissolues par leur composition chimique : la chaleur du sang, la moiteur de la sueur, le karkobi de la fureur, la bissara de Mama Hnia, la décomposition des œufs pourris, et la bestialité des abus sexuels soumis ; dans les seaux en plastique qui trainaient, dans les cuvettes fracassées encore chargées, dans les draps souillés par des liquides saugrenus, et les rideaux abîmés qui remplaçaient les serviettes. Et d’un bout à l’autre, ça empestait le vice de la souillure, un parfum des plus répugnants, qui attaquait le jour, l’odeur révolue des lentilles aux cailloux. On ne vivait pas dans un camp de concentration. On ne vivait pas dans les favelas de Rio De Janeiro. On ne vivait pas sous le pont Mirabeau de Bouskoura. On vivait dans un orphelinat, sans même en sentir la gravité sur les paupières. De ces ténèbres, une seule voix haussait insolemment, celle de ma souffrance d’un gris de cendre.
Il y eut là une interminable crise de boulimie collective avec l’arrivée d’une délégation canadienne pour les « droits » de l’enfant. C’est-à-dire que personne de l’orphelinat ne se rappelait de s’être jamais collé une telle indigestion sur la conscience. Toute la matinée, on avait si faim, qu’on croquait des graines de lin séchées, avant même de se rincer le visage. Les portes dégagées, laissaient voir l’immensité d’un buffet, tout impressionnant, en nuances, en couleurs, et en variétés, par le grouillement des estomacs. Et, d’un bout à l’autre, ça sentait le méchoui, un parfum de cuisine marocaine luxueuse, qui brouillait les intestins et troublait les sens. Personne ne s’attendait à un tel festin ! On voyait bien, des gâteaux à la pâte d’amande, des fromages aux formes différentes, des morceaux de pastilla aux fruits de mer, et de très fines tranches de jambons non- halal à la couleur bien étrange ; mais on n’y touchait pas. La viande était pour les responsables, et les étrangers qui venaient nous rendre visite de temps à autre, quand il n’ y en avait que pour eux. Madame Ben, directrice du foyer pour enfants abandonnés, qui nous servait de palace, mes frères et moi, dévorait de gros morceaux de poulet grillé, qu’elle trempait délicatement dans une sauce épaisse à la crème. Ne discutant pas, de peur, d’égarer quelques os; cette veille mégère, était seulement un peu craintive devant nous, accablée de se montrer ainsi, rapace comme un pou écossais. C’était même amusant de regarder cette vaurienne s’enlever un bout de viande de sa bouche, pour l’offrir au vieux Fouad, son shérif adjoint, qui ne semblait pas fin gourmet et qui avalait tout, la tête penché. Aussi ne prenait-elle même pas la peine de nous inciter à manger, elle savait qu’il ne fallait pas qu’on s’éduque à de la viande de bonne qualité, qu’on ne devait pas espérer, ni un méchoui, ni un demi morceau de crevette, ni une fraise pourrie, pour les repas à suivre.
A ce banquet populaire, se mêlait une profonde gratitude pour le Canada, qui, depuis des années, nourrissait les poches des responsables à nous dérober . C’était comme une prouesse aux coupables, que leur appétit entourait d’une duperie, les donateurs étrangers, les berçant dans leur grand lit de stupidité, les engraissant à leur banquet friand de leur générosité. Toute espérance de secours s’en était allée, personne n’avait le pouvoir les arrêter, ils étaient tous corrompus jusqu’aux bout des ongles.
Dès cinq heures, la descente aux enfers commençait. On quittait les dortoirs, mine grisée, pieds nus, patientant par petits groupes devant la salle de bain. D’ailleurs, les poignées des robinets tombaient à grosses gouttes froides, et les parois des douches, excédées par la rouillure, basculaient de partout. Ensuite, d’un regard brutale, Fouad, s’efforçait de nous préparer le petit déjeuner, d’abord du pain maison rassis, puis du thé tiède à la menthe, ensuite, une cuillère à soupe d’un huile inconnu, et une ratatouille aux allures de soupes pour ceux qui allaient encore à l’école. Tout de même, il fallait bien nourrir ces petits. Cela le rendait furieux, il retenait son souffle pour ne pas mastiquer les enfants dans un de ces besoins d’anéantir le monde. Effrayés cependant, et épouvantés par ce bourreau qui ne voyait que rouge sang, lorsque ses yeux croisaient nos regards, nous détournions la tête, et demeurions des heures sans se parler, dans un silence noir, avec l’air de se détester pour des raisons personnelles, et sur lesquelles on ne s’exprimait pas. Du reste, dans la noirceur absolue, il était devenu d’un grand sadisme. L’endroit où il avait travaillé, notamment la prison, avait fini par lui être si astucieuse, qu’il utilisait des fils en plastique, et qu’il cognait aux endroits imperceptibles, pour ne pas laisser de traces visibles. Sans doute aussi, il avait conscience de la gravité de ses actes, car lorsqu’il avait failli tuer un de mes frères, il disparu brusquement pendant des jours. D’une voix écorchée, il entendait plusieurs voix en lui, des voix de bestialités qui tonnaient hardiment dans ses esprits. Presque tous les soirs, il disait qu’il voulait nous éduquer aux bonnes manières. Quel était l’idiot qui mettait l’avenir d’enfants dans les mains d’un tel psychopathe? Cet homme pouvait faire crier jusqu’aux bêtes de douleurs, lorsqu’ils les auraient sorties de la douce allégresse des instincts, pour les hausser à la souffrance suprême. Un psychopathe !
Heureusement, rien n’est découragé. De toute manière, je partirai d’ici quelques années. Tout disparaitra dans cette rage marchandée si rudement, on cessera de sentir le sang cailler et dilater nos veines, les lésions des sodomies forcées, les ecchymoses bleuâtres, et les fractures où on pâtissait ainsi que des bêtes mises en cage. Au fond de notre cavité sédentaire, sous le poids d’une société qui nous a condamné, n’ayant plus de souffle dans nos poitrines pour continuer de lutter. A seulement quatorze ans, il était inutile d’avoir l’air de se construire un avenir, plus tard, ils nous mettaient tous à la rue, faute de moyens. Ils ne comprenaient même pas notre détresse, ils refusaient de croire malgré l’évidence, qu’on étaient tous orphelins. Mes parents? Le sentiment d’être « Weld Lhram » est un sentiment des plus tortueux, qui s’implante violement jusqu’aux racines d’une subconscience martyrisée. On se demande d’où l’on vient ? Qui sont nos parents? Pourquoi sommes nous orphelins? Un élan de colère se haussait à mes yeux, une anxiété fiévreuse tirait mes prunelles, d’où découlait un filet de larmes rouges. Une rancune noire, inconnue de mes entrailles, lentement envenimée par cet endroit, escaladait délicatement mes esprits. Je ne connais pas mes parents pour juger leur conditions. Mais à quoi bon vivre, aujourd’hui, sans moi? Ne suis-je pas leur enfant après tout? Quand je pense que Fouad, est le père que j’ai toujours connu. Quand je pense que Mama Hnia, la cuisinière, est la mère que j’ai toujours connu. Quand je pense à tous ceux, qui auparavant, ont souffert ce que je souffre. Quand je pense à tous ceux, qui le souffriront encore et encore, ça m’étripe. J’ai envie de me suicider, le cœur vantail à grand coups de Znka-street, de tchmkira, d’abus, et de chman…… Si c’est ça votre justice……
A la mémoire de Ahmed.N, A tous les hommes libres…..
Yasmine Naciri