Par Ait Benali BOUBEKEUR
Il y a 55 ans, Abane a été assassiné par ses pairs. Les idées qu’il a véhiculées ont été très mal comprises du fait qu’il était en avance, sur le plan intellectuel, sur sa génération. Au lieu que d’exploiter cet avantage positivement pour mener à bien la guerre, ses frères de combat ont vu en lui un danger dont il faut se débarrasser au plus vite.
La déclaration de Ferhat Abbas au Caire, en 1957, pour sa première entrée officielle sur la scène internationale au nom du FLN était : « Nous avons
pris les armes pour obtenir la souveraineté et l’indépendance complète pour l’Algérie une et indivisible ». Cette volonté a été affichée dés le départ par tous les combattants ayant créé ou rejoint le FLN. Là où le bas blesse c’est quand ce slogan a été exploité de façon abusive par les militaires pour éliminer les personnes qui ne partageaient pas leur point de vue quant à la conduite de la révolution.
Toujours est il que lorsque tout le monde était à l’intérieur du pays, les assassinats étaient moins fréquents car les frontistes ne pensaient qu’à échapper au rouleau compresseur des paras dirigé par Massu. En effet, au printemps 1957, la répression a été telle que les membres du CCE (Comité de coordination et d’exécution), issu du congrès de la Soummam, ne songeaient qu’à fuir le pays pour sauver la direction du front. Bien que la décision ait été prise à l’unanimité, les membres avaient des points de vue différents sur le transfert momentané ou définitif du CCE. Pour Abane, les replis sur Tunis ou le Caire n’étaient que provisoires. Le principe Soummamien de la supériorité de l’Intérieur sur l’Extérieur faisait partie d’une vraie ligne politique, puisée dans l’histoire des mouvements de libération dont ses innombrables lectures l’avaient rendu familier, estime, pour sa part, Mohamed Harbi.
Par ailleurs, pour rejoindre Tunis les quatre survivants (Ben Mhidi étant arrêté la veille par les paras) ont décidé de se scinder en deux groupes. Krim et Ben Khedda ont emprunté la voie orientale via la Kabylie et Abane et Dahleb la voie occidentale. Arrivé au Maroc Abane s’est mis en colère en découvrant, d’une part, que la Wilaya 5 était hors de combat et, d’autre part, que les chefs se conduisaient comme des Sultans. En effet, d’après Harbi : «Boussouf a besoin de terreur pour imposer le monopole du pouvoir, susciter la délation, semer la méfiance qui décourage la critique, l’organisation et la révolte. En un mot contrôler tout ». Du coup, Abane a estimé primordial de remettre la révolution sur rail pour assurer sa victoire. Il reproche notamment à Boussouf de n’être pas au combat au milieu de ses hommes et il exige surtout la dégradation de Boumediene devenu commandant à 25 ans sans fait d’arme à son actif.
Arrivé à Tunis, Abane n’a rien caché de ce qu’il avait vu au Maroc. Cette intransigeance a poussé le comité de la Wilaya 5 à demander des explications à leurs camarades sur le comportement de Abane. Celui-ci a-t-il eu tort de critiquer ses pairs? Dans une organisation démocratique il est tout à fait normal qu’un dialogue soit instauré. Dans une révolution cependant, le consensus est recommandé pour ne pas engendrer des dissensions au sein de celle-ci. Mais ce que Abane a reproché au comité de la W5 était son manquement au devoir révolutionnaire. En l’occurrence, si un tort pouvait lui être reproché c’était celui de vouloir organiser la révolution à la hauteur du combat enclenché. En effet, sans Abane et Ben Mhidi la révolution n’aurait jamais eu une organisation définissant toutes les étapes jusqu’à la victoire finale.
Avant le congrès de la Soummam, il y avait, d’après les historiens, six régions avec des stratégies différentes et il fallait le génie de Abane pour que la révolution reprenne son unité. Il a estimé que seul le rassemblement pourrait aider les Algériens à vaincre l’une des armées les mieux organisées au monde. Toutefois, en apprenant le mécontentement du groupe de Boussouf, il a tout de suite essayé de mettre les choses au clair en affirmant que : « l’action politique et militaire est un tout. Les combattants de l’intérieur doivent diriger la révolution mais céder le pas à la politique ».Un argument qui ne pouvait plaire aux militaires.
Le 26 août 1957, au Caire, les militaires ont décidé de constituer un bloc au tour de Krim Belkacem pour contrer l’action de Abane. Il faut reconnaître que sans une coalition, aucun militaire ne pouvait développer une analyse sur la conduite de la guerre comme pouvait le faire Abane. D’ailleurs, Krim voulait opposer son prestige de maquisard à la puissance intellectuelle d’Abane pour peser sur les débats, estime Yves Courrière. Pour isoler Abane, Krim a repris le reproche de Ben Bella à l’encontre des centralistes du CCE. Il a affirmé que ces derniers n’arrêtaient pas de manigancer pour éliminer les hommes de l’ALN. Cette analyse n’a évidemment aucun fondement. En revanche, elle a un but sous-jacent l’accaparement du CCE par les militaires.
Krim, en tout cas, voulait 2 ou 3 politiques face à 5 militaires pour diriger la révolution. C’est ainsi que le CNRA (sorte de parlement) du Caire a donné la majorité aux colonels au nombre de 5 sur 9. L’isolement de Abane s’est confirmé avec la constitution d’un comité permanent chargé des affaires courantes où il se trouvait seul face à quatre colonels. Ce manège, Abane l’avait compris bien avant le remaniement des instances de direction. Son inquiétude s’est confirmée quand il a été décidé de lui confier la rédaction du Moujahid. Les témoins de l’époque sont d’accord sur le fait que ce qui avait mis Abane hors de lui était le renoncement aux principes de la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur.
Sachant que les militaires voulaient l’éliminer, Abane a tenté dans un premier temps tous les remèdes afin d’amener les colonels à la raison. Mais ces derniers, par la voix de Krim, ont décidé d’envenimer davantage la crise. D’ailleurs, Krim, pour marquer la rupture, a apostrophé Abane en ces termes : « Nous ne tolérons pas qu’une décision prise démocratiquement par le CNRA soit critiquée par l’un de nous ». A ce moment-là, la décision d’éliminer ce dernier n’avait pas encore été prise, mais Abane a décidé, dans l’intérêt de la révolution, de pousser les militaires dans leur dernier retranchement. A la dernière réunion d’Abane au sein du CCE il n’a pas hésité à sermonner les militaires en leur disant « Vous ne pensez plus combat mais pouvoir. Vous êtes devenus ces révolutionnaires de palace que nous critiquions tant quand on était à l’intérieur. Quand on faisait vraiment la révolution. Moi j’en ai assez. Je vais regagner le maquis et à ces hommes que vous prétendez représenter, sur lesquels vous vous appuyez sans cesse pour faire régner votre dictature au nom des combattants, je raconterai ce qui se passe à Tunis et ailleurs ».
Pour les militaires, Abane avait franchi le Rubicon, mais la liquidation physique était-elle la meilleure solution pour avancer ? Toutefois, les chefs d’accusation retenus contre Abane n’ont aucun rapport avec le motif de la liquidation. Il a été accusé de faire d’El Moujahid sa propriété privée et d’utiliser l’UGTA à son profit personnel. Selon Gilbert Meynier, il a eu un conflit avec Ben Tobbal qui voulait lire avant publication les articles du journal. Quant à Krim, il a affirmé que Abane avait contacté un officier de la Wilaya 1 pour renverser le CCE. L’officier en question est le commandant Hadj Ali. Une fois encore les historiens sont d’accord que cet argument est non fondé dans la mesure où celui-ci n’était pas un homme de terrain : il avait été chargé du ravitaillement de la W1 aux frontières en 1956. Il ne disposait donc pas de troupes susceptibles de renverser le CCE. Mais si ces reproches étaient vrais, pourquoi les colonels ont-ils créé un tribunal de ‘salut public’ pour le condamner sans qu’il ait la possibilité de se défendre. Une chose est sûre, estime Khalfa Mammeri, c’est que « le condamné, puisqu’il faut l’appeler ainsi, n’a pas été ni présent, ni entendu, ni défendu, et plus grave ni averti de la sentence qui s’est abattue sur lui ». Pour Ferhat Abbas « les colonels se sont comportés comme les héritiers des Beni Hilal pour qui la légitimité se fonde sur la raison du plus fort. En somme, la raison de sa mise à mort était que les militaires connaissaient trop bien le sens de l’organisation, le charisme et la capacité de Abane à pouvoir rallier autour de lui toutes les forces vives pour le laisser agir.
A l’examen de tous les éléments cités plus haut, la décision de séquestrer Abane était indirectement une condamnation à mort dés lors qu’il avait été décidé de le remettre entre les mains de Boussouf. D’après Khalfa Mammeri, Krim a été partisan de la liquidation, ainsi qu’Ouamrane, et évidemment Boussouf. Cette condamnation ajoute-t-il, d’après plusieurs versions concordantes, le commandant Amirouche se serait déjà proposé de l’exécuter séance tenante lors du congrès de la Soummam, et Mohamedi Said se serait, au CNRA du Caire, proposé si personne ne le faisait. Une chose est par ailleurs certaine: Boussouf a pu tuer Abane parce
que Krim avait lâché celui-ci. Pour lancer un dernier avertissement, les colonels ont, par la même occasion, exécuté Hadj Ali la veille de l’assassinat de Abane. « L’Algérie est-il un pays qui n’a pas de chance? » Cette interrogation était de Ferhat Abbas. Il a ajouté plus loin «En effet, ses enfants se jalousent, manquent d’esprit de discipline et de solidarité. Ils se plaisent dans l’intrigue. Ils oublient l’essentiel pour le futile. Quelle liberté, quelle légalité pouvons attendre de telles mœurs » Il est évident qu’Abane n’avait pas de chance face au groupe de colonels. Il ne pouvait pas mener un combat contre le régime colonial tout en étant dans la ligne de mire de ses collègues. Il va sans dire que Boussouf et consorts ont rendu un précieux service à l’armée française. Etant certain que son action est dirigée dans le sens de la libération de la patrie, Abane a été entraîné dans un piège par le seul fait qu’il ne se doutait pas que ses pairs, qui partagent de surcroît le même idéal, puissent le
liquider. En revanche, la veille de son départ pour le Maroc, Abane a confié à son ami et confident Gaid Mouloud «Je vais prendre un pistolet chez Boukadoum( représentant du FLN) à Madrid et si le 27, le28 ou le 29 [décembre 1957] tu ne reçois pas par un télégramme où je te dirai: »je vais bien », tu devras alors aviser le Docteur Lamine Debaghine ».
Sans entrer dans les détails de l’exécution qui sont très douloureux, on peut dire que les assassins ont agi de façon médiévale. Plus douloureuse est la seconde mort de Abane en voulant la cacher dans le premier temps avant de l’édulcorer par la suite. En effet c’est Krim qui a fini par avouer à Ferhat Abbas, le 19/02/1958: «Abane est mort, je prends la responsabilité de sa mort. En mon âme et conscience, il était un danger pour notre mouvement. Je n’en regrette rien ». Quant au journal El Moudjahid, celui-ci a rendu un grand hommage en titrant dans le numéro du 24 au 29 mai 1958 « Abane Ramdane est mort au champs d’honneur ». Le journal ajoute encore que celui-ci est mort sur le sol national des suites de graves blessures reçus au cours d’un accrochage entre une compagnie de l’Armée de Libération Nationale chargée de sa protection et un groupe motorisé de l’Armée française. C’est de cette manière en tout cas que le journal est devenu définitivement un support des militaires. Ainsi Ben Tobbal est arrivé à ses fins.
Malgré tous les mensonges et les manigances qui ont suivi cet assassinat, le sang de Abane a été un frein à la carrière des colonels. La preuve c’est qu’à l’été 1962, ils ont été mis à la touche et d’autres ont connu les mêmes souffrances que celles infligées à Abane.
Ait Benali Boubekeur