Pays du C.C.G. : la crise larvée qu’on ne cesse de calmer à coup de milliards de pétrodollars

Chahid Bendriss
Chahid Bendriss

Par Chahid BENDRISS

Richissime Etat gazier du Golfe, le Qatar a été épargné par la vague de contestation qui a soufflé sur le monde arabe et se pose en champion des soulèvements antigouvernementaux.

Des pays du Golfe, on ne voit en ce début d’année que le Qatar et ses nouvelles vitrines françaises : le récent rachat du Paris-Saint-

Doha capital du Qatar
Doha capital du Qatar

Germain et les investissements dans les banlieues.

Pourtant à Bahreïn, deux ans après l’écrasement de la révolution par les chars saoudiens, les manifestations en faveur de la démocratie continuent. Par-delà le débat créé par les placements qataris, les tensions dont Bahreïn est l’épicentre sont révélatrices d’un séisme en devenir. La capacité des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG : Arabie saoudite, Bahreïn, Emirats arabes uni, Koweït, Oman, Qatar) à poursuivre durablement leur expansion internationale est incertaine.

Derrière leur force de frappe financière couve en effet le dérèglement d’un modèle économique rentier, dont les prémices sont perceptibles dans les crises énergétique, de l’emploi et fiscale auxquelles ils font face.

La question énergétique est particulièrement emblématique, car la région est un carrefour planétaire en la matière.

Cette situation ne l’empêche pourtant pas de faire face à des pénuries d’électricité. La consommation domestique a en effet explosé durant la dernière décennie. Entre 2000 et 2009, les demandes de gaz naturel et de pétrole ont par exemple augmenté de 29 % et de 41 % au Koweït.

DES SUBVENTIONS COLOSSALES

Cet emballement est lié à la croissance rapide du pouvoir d’achat et a été permis par les subventions colossales dans ce secteur – de 1,2 % du produit intérieur brut (PIB) au Qatar à 7 % en Arabie saoudite. Ainsi, les pays du Golfe sont devenus les plus grands consommateurs d’énergie au monde par habitant, sans même être industrialisés.

Un Qatari, un Emirati ou un Koweïti consomment en moyenne deux fois plus qu’un Européen tandis que l’Arabie saoudite a les mêmes besoins énergétiques que l’Allemagne, 4e puissance industrielle mondiale et deux fois et demie plus peuplée. Si la tendance se poursuit, le royaume consommera en 2028 l’équivalent de 8,3 millions de barils de pétrole par jour, soit plus qu’il n’en exportait en 2009.

Pour répondre à pareille expansion de la demande interne, les pays du Golfe seraient contraints de produire 80 %d’énergie en plus d’ici à 2015 par rapport au niveau de 2008, objectif qu’ils sont très loin d’être en phase d’accomplir.

La situation de l’emploi est tout aussi préoccupante. Premier indicateur en berne, la productivité des travailleurs nationaux a continuellement décliné depuis 1970, alors même que la richesse n’a fait que croître dans la région grâce aux exportations de pétrole et de gaz.

Dans le même temps, le secteur des hydrocarbures n’a créé qu’un nombre marginal d’emplois. Les taux de croissance deux à trois fois supérieurs à la moyenne internationale n’ont pas empêché une augmentation constante du chômage. A l’exception du Qatar, il frappe aujourd’hui entre 10 % et 20 % de la population active de la région.

UNE SITUATION INTENABLE

Contraintes d’embaucher en masse dans la fonction publique pour compenser le manque d’opportunités, ces monarchies font aujourd’hui face à un phénomène de saturation bureaucratique. Ces créations de poste pouvaient se justifier dans les années 1980 alors que la région était trois fois moins peuplée.

Cette situation est aujourd’hui intenable : l’Etat emploie 90 % des nationaux au Qatar ou au Koweït, plus des trois quarts en Arabie saoudite. Bahreïn s’est même doté d’un appareil technocratique pour traiter les dossiers urgents à la place du gouvernement, véritable mastodonte paralysé par le poids d’une administration surdéveloppée.

En outre, activer cette soupape ne suffira plus pour combler le manque de travail car, dans les vingt prochaines années, pas moins de 4 millions d’emplois devront être créés dans la région, selon la Banque mondiale.

La responsabilité en incombera donc aux entreprises privées. Cependant, elles se montrent déjà aujourd’hui incapables de relever ce défi. Elles ne créent que 82 000 nouveaux postes par an, soit moins du quart des besoins actuels.

Le secteur marchand est, de plus, très peu attractif pour les nationaux du Golfe, car les rémunérations dans le public sont, pour des raisons clientélistes, déconnectées de la réalité économique.

A titre d’exemple, aux Emirats arabes unis (EAU), le salaire mensuel moyen dans le privé s’élève à 700 dollars, mais il atteint 5 500 dollars dans l’administration. Il est ainsi devenu rationnel pour les diplômés du Golfe de rejoindre les listes d’attente pour entrer dans la fonction publique, quitte à vivre pendant plusieurs années sur le salaire d’un proche, plutôt que d’accepter un poste dans le privé.

En conséquence, ce sont les travailleurs expatriés, en constante augmentation, qui viennent compenser le manque de candidats autochtones, au point de représenter aujourd’hui plus des deux tiers de la population active du CCG.

Les mesures mises en place par les autorités, à l’image de l’imposition de quotas de nationaux par entreprise, ne permettent pas de répondre aux besoins d’embauche des citoyens.

ACHETER LA PAIX SOCIALE

Le tableau s’assombrit encore si l’on tient compte des tendances budgétaires. Dans les six pays du CCG, les dépenses publiques augmentent à un rythme incontrôlé. Cela est dû à la forte croissance de la population bénéficiaire et aux pratiques de ces régimes autoritaires, qui redistribuent une partie de la rente pour acheter la paix sociale. L’Etat saoudien, exemple le plus révélateur, dépense quatre fois plus aujourd’hui qu’à la fin des années 1990.

A l’heure actuelle, si le baril de pétrole venait à chuter au-dessous de 40 dollars, les finances publiques seraient déficitaires dans les six pays du CCG. Déjà, Bahreïn et Oman puisent dans leurs réserves pour financer une partie de leurs dépenses.

Aux EAU, le point d’équilibre budgétaire est garanti, selon l’Institut international de la finance, avec un baril de pétrole à 85 dollars.

Il en va de même en Arabie saoudite, où il pourrait grimper jusqu’à 115 dollars d’ici à 2015 si les dépenses publiques continuent d’augmenter au rythme prévisible de 4 % par an. Dans un tel scénario, le royaume aura épuisé ses réserves de capital placées à l’étranger avant la fin de la décennie.

Au Qatar et au Koweït, l’équilibre budgétaire est encore raisonnablement garanti par un baril de pétrole à 50 dollars, mais ce niveau a doublé depuis 2003. Les situations varient donc d’un pays à l’autre, mais les trajectoires engagées sont similaires.

Ce constat de crise latente des pays du CCG est habituellement minimisé au motif que les régimes ont lancé d’ambitieux programmes de modernisation économique. Or, s’il est vrai que depuis 2008 les monarchies ont fait preuve de réformisme, les politiques mises en place sont toutes de nature à consolider les structures rentières existantes.

La production agricole et manufacturière reste atone, représentant, comme en 2000, 11 % du PIB régional. Le Golfe continue d’importer quasiment tous types de biens : des pistaches aux Hummer, en passant par les climatiseurs et les panneaux solaires. De même, à l’exception de Bahreïn, les Etats du CCG sont importateurs nets de services.

Si l’immobilier, la construction, le tourisme, la logistique, la finance voire l’industrie pétrochimique ont le vent en poupe, leur dynamisme n’est qu’apparent. Les économies du Golfe sont en effet sous perfusion des réinvestissements de la manne financière qui s’élevaient, en 2011, à 2 400 milliards de dollars, soit deux fois le PIB régional.

DES PROJETS EXUBÉRANTS FLEURISSENT

Malgré ces sommes astronomiques, ces activités n’arrivent pas à dynamiser le marché de l’emploi. Dans de telles conditions, il n’est pas interdit de s’interroger sur la pertinence des projets exubérants qui fleurissent dans la région : pistes de ski en plein désert, îlots artificiels recréant la carte du monde à Dubaï, complexe hôtelier sous-marin aux EAU.

La stratégie de multiplication des flux de rentes, notamment par les placements des fonds souverains à l’étranger, permettra certainement de fournir un apport financier substantiel à ces pays ; voire, comme le prévoit le Qatar, de générer à l’horizon 2030 des revenus équivalents à ceux des hydrocarbures aujourd’hui.

Pour autant, à l’image de l’argent du pétrole actuellement, ces nouvelles ressources ne répondront ni au besoin d’emplois, ni à l’emballement de la dépense publique et de la consommation énergétique.

La confiance affichée par les élites du Golfe en leur capacité à transformer le système rentier en des économies postindustrialisées peut être mise en doute. Si ces pays ont pu, grâce aux pétrodollars, importer en cinquante ans les standards de vie occidentaux pour une partie de leurs concitoyens, jeter les bases d’une économie productive en moins d’une génération est une mission autrement plus compliquée.

Les débats actuels autour du développement économique et politique du Golfe sous-estiment donc la profondeur des enjeux domestiques et surévaluent la capacité des régimes à y répondre.

Alors que les tendances lourdes engagées dans le Golfe font courir le risque d’un effondrement généralisé de leur modèle rentier, l’heure est, dans les médias ou au sein des institutions internationales, à l’engouement pour des réformes pourtant conduites dans une opacité quasi totale.

Les mobilisations populaires de 2011 à Bahreïn, Oman et en Arabie saoudite en soulignent déjà les limites. Les programmes de développement mis en place dans le Golfe ne sont pas viables et ne préparent pas l’ère de l’après-pétrole.

L’absence de solution concrète apportée par les élites vieillissantes de ces pétromonarchies pose problème : comment croire que le Golfe demeure à l’abri des bouleversements profonds qui secouent le monde arabe depuis deux ans ?

Chahid Bendriss

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