Tunisie : le fondateur d’Ennahda contre Ennahda !

 

Chahid Bendriss
Chahid Bendriss

Par Chahi BENDRISS

Les répercussions de l’assassinat du leader de la gauche tunisienne Chokri Belaid le 6 février dernier se sont traduites par une crise  au sein même du parti islamiste au pouvoir  à Tunis Ennahda. La partie de bras de fer qui s’est déclenchée dès l’annonce du meurtre dudit opposant,  se poursuit entre le Premier ministre tunisien Hamadi Jebali et son propre parti Ennahda, toujours opposé ce lundi 18 février à la formation d’un gouvernement apolitique. Ce bras de fer a été  encore avivé par les déclaration faites par Abdelfattah Mourou, vice-président d’Ennahda lors d’une interview ayant eu lieu  le 14  février dernier avec le correspondant de l’hebdomadaire français Marianne. Le Shèkh Mourou y a  dénoncé dans des termes très clairs l’idéologie de Rached Ghannouchi, son propre président, et a prédit le départ des islamistes du pouvoir... Mais juste quelques heures plus tard, il est revenu sur ce qu’il a avancé auparavant en prétendant que ces déclarations ont été déformées.

Nombre d’observateurs parlent d’une  véritable bataille au sommet d’Ennahda,  au cœur-même du parti islamiste. Or, si  nous n’ignorons rien du combat qui

Sheikh Abdelfattah Mourou
Sheikh Abdelfattah Mourou

oppose  les forces démocratiques et laïques aux forces islamistes, on découvre depuis dix jours l’existence d’un conflit majeur au sein d’Ennahda. D’un côté, le Premier ministre Hamadi Jebali, traumatisé par l’ampleur de l’émotion populaire après le meurtre de l’opposant laïque Chokri Belaid, a décidé de tout reprendre à zéro avec un gouvernement d’experts où les ministères-clé (Intérieur, Justice, Affaires étrangères) échapperaient aux pontes d’Ennahda. De l’autre, Rached Ghannouchi, le président du parti, campe sur une ligne dure et refuse cette option. C’est l’objet des discussions de la « Choura », l’assemblée d’Ennahda, réunie tout le week-end à Hammamet. Ce lundi 18 février, aucune solution n’a encore été trouvée.

Auparavant, le vice-président d’Ennahda, Abdelfattah Mourou avait déclaré sans ambages qu’il se situait aux côtés du Premier ministre dans cette affaire, et que l’idée d’un gouvernement d’experts était d’ailleurs la sienne. Il l’avait réitéré dans nombre d’autres entretiens sur plusieurs radios. Sa condamnation de Rached Ghannouchi et de l’obscurantisme, éblouissante de clarté et de courage, n’ont pas surpris personne dès lors que bon nombre de  ses déclarations antérieures étaient conçues dans la même optique à tel point qu’il fut agressé  l’été dernier par des salafistes qui le traitaient de mécréant et d’athée.

Salafistes tunisien enivrés par le wahabisme saoudien!
Salafistes tunisien enivrés par le wahabisme saoudien!

Connu pour être un avocat imprégné de savoir islamique et d’amour du beau, de culture orientale et de curiosité européenne, il avait quand-même  fondé le parti Ennahda en 1970, avant que Ghannouchi n’en prennent la direction.  Cet objet politique avait sans doute échappé à son créateur comme c’est le cas le plus souvent dans la saga des idéologies humaines. La détermination de celui qu’on appelle à Tunis le « Cheikh Mourou »,  semble venir d’un humaniste souffrant dans la peau du nouveau vice-président d’Ennahda – il n’occupe cette fonction que depuis le dernier congrès du parti en juillet 2012- et cherchait à se débarrasser de cette Peau d’Ane pour retrouver sa véritable stature d’homme pieux imprégné de « l’essence pure d’un islam humaniste».

Ses propos lors de l’interview  du 14 février semblent répondre à une question de taille qui est à l’ordre du jours dands l’ensemble du monde musulman, celle de savoir si l’islamisme n’aurait-il pas trahi l’Islam? Avec sa condamnation de Ghannouchi et du wahhabisme,  Mourou a été très clair là-dessus sur Attounissia TV quelques jours. En dénonçant le scandale du prédicateur qui veut voiler les petites filles, il voulait établir une ligne de démarcation étanche entre une religion et l’interprétation de ceux qui l’utilisent comme moyen de contrôle et de pouvoir.

Pour avoir travaillé depuis longtemps sur les sociétés arabes et musulmanes, sur l’islamisme, le vice-président d’Ennahda  s’est  situé depuis la révolution  au milieu du gué, entre la rive que la violence de l’islamisme a dégoûté de l’islam, et la rive qui s’empare de cette violence au nom d’un Dieu détourné. Abdelfattah Mourou, dans le drame politico-existentiel que traverse son pays, est un personnage important. Il pourrait assumer la dimension traditionnelle tunisienne qui ne bloque ni ne salit la « modernité », un mot qu’il n’a cessé de me scander.

Il a affirmé qu’il assumait cette dimension sur tous les médias. Sa condamnation de son propre parti « dont le peuple tunisien ne veut plus, qui doit rester dans l’opposition pendant 20 ans, mais avec un statut légal bien entendu », découlait d’une démonstration harmonieuse et lucide de l’inadéquation entre un système de pouvoir  et un message de l’âme, un héritage culturel.  Même s’il se rétracte partiellement aujourd’hui, et Dieu seul sait comment il en est arrivé là la sincérité de ses déclarations ne pourrait être mise en doute. Un autre homme, lui aussi connaissant les rouages d’Ennahda, Samir Dilou, ancien porte-parole du Premier ministre, et ministre des droits de l’homme et de la justice transitionnelle, partage du reste cette conviction. Il vient de confier au  journaliste  français qui avait interviewé  le Shekh Mourou que « les déclarations de Mourou sont sincères et audacieuses ». A noter que Mr. Dilou soutient la proposition de Hamadi Jebali d’un gouvernement de technocrates.

Deux ans après la « Révolution des Jasmins »,  la société laïque s’est rebellée après l’assassinat de Chokri Belaïd. Le parti islamiste Ennahda risque à son tour l’implosion : fera-t-il passer la Tunisie d’abord ou son idéologie avant tout ? L’impasse politique pourrait le contraindre de choisir.

Chahid Bendriss

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