Maroc : entre tradition et modernité, le choix s’avère délicat (2)

Par Sami SHERIF

I – L’antagonisme Tradition/ Modernité

 

Abdala Laroui1Le Professeur Abdellah LAROUI estime à juste titre, que la modernité se manifeste au niveau de la Science, de l’Economie et des institutions et des pratiques politiques. Ceci étant, il n’y aurait pas de doute que la tradition se vérifie également à ces niveaux. Il y va nécessairement de l’antagonisme de ces deux données, antagonisme qui pourrait être observé à ces mêmes endroits. Nous essayerons en nous inspirant de cette hypothèse de décrire cet antagonisme et les formes qu’il recouvre à ces trois niveaux : 

 1  –  Au niveau de la science : Jusqu’à la fin du XIX ième siècle, la science connue chez les rares intellectuels était celle des ancêtres. La science traditionnelle développée essentiellement dans les domaines liés à la religion en l’occurrence la science théologique et celle de la parole (grammaire et logique) qui servait à l’explication des textes religieux, l’astronomie qui précisait le calendrier des fêtes et des rites de même nature. Quant aux mathématiques qui ont connu chez les arabes une expansion assez large, elles n’ont pas eu de prolongements comptable ni statistique. La médecine ; pour  sa part, ne pouvait aller très loin à cause du fatalisme ambiant et  de ce fait elle était restée jusqu’au moment de la décadence une médecine rudimentaire.

Cette conception de la science s’articule sur des présupposés scientifiquement invérifiables et  n’admet ni le doute ni la relativité. En somme, une science qui ne partait pas de la nature, mais des textes religieux et ne visait pas à générer de la technique et des industries.

C’est My Abderrahman qui le premier des sultans marocains à avoir pensé introduire la science moderne au Maroc. En effet, ce sultan avait envoyé des centaines d’étudiants poursuivre leurs études en Europe au même moment que l’avait fait le japon sous l’ère Medji. Mais, à leur retour au pays, les milieux conservateurs les ont soupçonnés d’apporter des comportements de mécréants  et les ont acculés à la marge de la société.  La dominance de la Karaouyine, seule université du pays et dont l’enseignement se réduisait à la science traditionnelle était incontournable. En bas de l’échelle, il n’y avait ni collèges ni lycées, les rares et seules écoles qui existaient assuraient un enseignement  du Coran, de la Chariâ et de la grammaire arabes. C’est seulement avec le protectorat que le pays allait connaître l’apparition d’écoles et de lycées moderne enseignant dans les deux langues, le Français essentiellement et l’Arabe d’une manière subsidiaire.

Mais les faits attestent qu’avec la colonisation, les Français; bien qu’ils installassent un véritable secteur industriel qui semblait annoncer une possible modernisation économique et culturelle du pays, vont dresser devant les Marocains toutes les barrières possibles pour les empêcher d’avoir un accès réel à la culture industrielle. L’enseignement qu’ils dispensèrent pour les Marocains visait principalement la formation de techniciens ou de fonctionnaires subalternes et reposait en outre sur de multiples discriminations, entre notables et masses du peuple, entre Arabes et Berbères et entre Musulmans et Juifs.

Cet avec l’indépendance qu’une certaine démocratisation de l’enseignement moderne a été promulguée et que le nombre  des établissements modernes d’éducation s’est accru  Des universités où sont enseignées les sciences modernes sont créées un peu partout ; Aujourd’hui des dizaines de milliers de lauréats sortent à chaque année de ces institutions publiques et privées et des milliers d’étudiants marocains poursuivent leurs études en Europe et en Amérique.

A côté de ce secteur qui consacre en premier les préceptes de la science moderne, il y a une survivance du modèle ancien d’écoles et d’universités où l’enseignement porte sur les sciences traditionnelles (écoles coraniques, écoles traditionnelles du Sous, Dar El Hadit El Hassaniya…).

2 – Au niveau économique: à l’approche de l’économie marocaine, on est tout de suite frappé par son caractère dual. Cette dualité qui implique l’existence d’un secteur traditionnel à côté d’un autre moderne se retrouve pratiquement dans tous les pans de l’économie marocaine :

a – Les secteurs vivriers et modernes dans l’agriculture :

L’introduction de la modernité dans l’agriculture a été le fait des colons français qui s’étaient accaparés les meilleurs terres fertiles du pays dès les premières années du protectorat. Auparavant, l’agriculture marocaine était essentiellement vivrière dont la production maigre ne donnait pas lieu à un véritable marché d’échange. Les surplus sans valeur s’échangeaient rarement au moyen de la monnaie. L’agriculteur s’autosuffisait, mais les aléas climatiques lui compliquaient la situation. D’où les vagues d’immigration successive d’une région à l’autre.

Avec la colonisation et la création de périmètres irrigués, on va assister à la naissance d’un secteur moderne constitué de grandes fermes bien équipées où une agriculture intensive est pratiquée et dont la production était essentiellement destinée à l’exportation vers la métropole. Une partie de la production était transformée localement par un embryon  d’une industrie constituée d’entreprises elles – mêmes créées par des européens.

Après l’indépendance, ce secteur malgré une mauvaise gestion des fermes récupérées des mains des colons, connaîtra une expansion assez importante avec la priorité donnée par les pouvoirs publics à la construction de barrages, la création de périmètres irrigués et l’extension de ceux déjà existants. Ce secteur bénéficiant des mêmes exonérations fiscales dont bénéficie l’agriculture traditionnelle, est resté essentiellement tourné vers l’exportation. Même une grande part des produits transformés par une industrie en expansion, est exportée. Ce secteur génère pour le pays des revenus substantiels et fournit presque 27% des exportations marocaines.

Le caractère moderne de ce secteur ne se vérifie pas seulement à travers la forte mécanisation de ces exploitations       et la destinée de sa production qui s’insère dans un marché international, mais aussi à travers les rapports de productions auxquels il a donné lieu en créant un prolétariat agricole enrôlé ; même partiellement, dans des organisations syndicales modernes.

Les exploitants dans ce secteur sont eux-mêmes organisés en coopératives de commercialisation, en associations d’utilité professionnelle et ont pu se permettre même un lobi au sein des instances du pouvoir (gouvernement, parlement et administration). On est là devant un secteur qui bénéficie de nombre d’avantage, d’un secteur ouvert sur un marché qui le dynamise.

Le régime de gestion de ses exploitations est lui-même régi par les principes rationnels de rentabilité et d’efficience économique. Le fatalisme y est absent chez ceux qui en profitent, car ici dans ce petit monde, on n’attend pas la pluie pour  agir, l’eau des barrages est là pour permettre l’accomplissement des besognes. Le grand mérite de ce secteur c’est la stabilisation de sa production. Ce secteur-là malheureusement avait des limites territoriales et ne pouvait pas s’étendre à toute la campagne marocaine.   En effet, le mode d’exploitation intensive en agriculture n’a pu gagner pour des raisons multiples  le reste du monde rural.

Ces raisons tiennent au relief accidenté, à l’enclavement des terres, à la taille réduite des exploitations et au manque d’eau dû à une faible pluviométrie ou carrément à son absence.  En dehors des périmètres irrigués, rares les endroits où ce mode est pratiqué. Dans le reste de la campagne marocaine, c’est une agriculture vivrière de subsistance qui prédomine avec son lot de sécheresse de sous équipement et une absence de réseaux de commercialisation rentable pour l’agriculteur qui arrive parfois à tirer un surplus de production de son exploitation.  Dans ce monde, les fellahs ont du mal à s’organiser dans des coopératives ou au sein d’associations professionnelles. De ce fait, ils n’ont pas dans la réalité une représentation directe au niveau des instances dirigeantes du pays. Ils ne se sentent concernés par la politique que le jour où    le caïd les sollicite pour le vote. Le fatalisme lié à la dépendance des pluies saisonnières qui parfois tardent d’arriver y est prédominant. Le manque d’infrastructures de communication, de santé, d’éducation ….. les accule à s’isoler encore plus, à garder leurs enfants pour les aider et à utiliser sorcellerie et médecine traditionnelle  pour se soigner.

Telle est la réalité de notre agriculture duale : à la rentabilité capitaliste, et au rationalisme d’un secteur moderne et dynamique dont la production est stabilisée, s’ajoute l’autosuf- fisance misérable et le fatalisme d’un secteur traditionnel fermé et inerte, dont la production est aléatoire.

b – L’artisanat et l’industrie :

Avant la colonisation même, le pays avait vu son artisanat presque détruit par les produits manufacturés introduits de force au  moyen d’accords commerciaux inégaux avec les pays européens qui cherchaient des débouchés pour leur industrie florissante. De ce fait, l’artisanat  marocain n’a pu avoir le temps de s’épanouir et d’opérer le passage à l’étape industrielle de production de masse.

L’embryon d’industrie créé en toute hâte par le colonisateur pendant la 2ième guerre mondiale et qui s’est développé considérablement après cette guerre pour subvenir à certains besoins en produits manufacturés de la métropole, avait donné le coup de grâce à cet artisanat  qui a dû se cantonner dans certains métiers de seconde classe. C’est avec l’indépendance que cet artisanat va revivre profitant d’un certain nombre de facteurs dont le tourisme est le plus important.

De nos jours, l’artisanat qui contribue à donner au pays une certaine image rustique, joue un rôle de premier plan. À côté de l’organisation traditionnelle des artisans en coopératives se développent des ateliers modernes et des centres d’apprentissage. Mais il reste toutefois un secteur essentiellement d’aspect informel et  fragile. Le mode de gestion de la grande majorité de ses entreprises relève du bricolage familial et n’intègre pas les notions de comptabilité et de marketing… Rares les entreprises de ce secteur qui intègrent la technologie moderne de production. Tout aussi rares celles qui exportent sur l’étranger. La viabilité de ce secteur est hypothétique de la stabilité des relations internationales qui favorise le tourisme.

L’industrie quant à elle se développe depuis quelques années à un rythme soutenu. En 1996, ce secteur représentait près de 28 % du PIB. Les industries alimentaires dominent, avec la transformation des céréales (farine, biscuiterie, pâtes alimentaires) et les conserveries (légumes, fruits, poisson).  Les industries du textile, du cuir et du bâtiment (matériaux de construction) sont en pleine expansion.

Le Maroc a su diversifier ses activités avec la chimie (acide phosphorique et engrais), l’électronique, les papiers et les cartons. Des usines de montage de camions et d’automobiles ont également vu le jour.

Ce secteur de l’économie est régi par une législation moderne et ses entreprises intégrant les toutes nouvelles prouesses technologiques de la production, s’efforcent abeillier aux normes internationales de qualité en raison de l’impératif de compétitivité imposé par l’ouverture des frontières que les accords de libre échange ont dictée.

c – Circuits antagonistes  de commercialisation :

Le commerce marocain fait place à tout venant. Épiciers grossistes et détaillants, marchands ambulants, kisariya, souks, supermarchés et supérettes sont tous admis à opérer dans ce secteur. La logique est que le commerce est libre et que chaque circuit de distribution a sa propre clientèle. La différence qui nous concerne entre ces intervenants réside non pas dans leur taille, mais plutôt dans leur façon rationnelle ou non d’organisation, de gestion et leur vocation à s’adapter ou non aux normes de qualité et d’hygiène. Si les supermarchés et les supérettes se distinguaient par leur propension à intégrer ces formes rationnelles, le reste à quelques exceptions près parmi les épiciers des centres-villes et  certaines kisariya, demeure loin de répondre à ces impératifs de la distribution moderne. Vous trouverez facilement un épicier du coin vendant aussi bien des produits alimentaires en vrac, ainsi que du pétrole à lampe et du gaz butane !!!

Il est à présent clair que notre économie est entachée de dualité entre deux secteurs dont chacun répond à un type de logique. À la logique rationnelle de bonne organisation et de bonne gestion, de rentabilité, d’investissement, de qualité et de compétitivité des secteurs modernes, s’oppose une logique  irrationnelle faisant place au hasard et à des pratiques anciennes non adaptées. Qu’en est-il au niveau institutionnel  et des pratiques politiques?

3 – Au niveau des institutions et des pratiques politiques

Au niveau des institutions et des pratiques politiques, il est tout à fait aisé de remarquer que dans notre pays il y a des institutions et des pratiques politiques à double aspect.  Les unes  trouvant leur légitimité et leurs motivations dans une quelconque interprétation de la religion et dans l’histoire, les autres s’inscrivent dans des projets accomplis ou en cours de réalisation.

1 – Une monarchie à double légitimité

De tous les temps et dans le cas de toutes les dynasties qui se sont succédées  au pouvoir au Maroc, les monarques usaient soit d’une légitimité de droit divin qui suppose l’affirmation d’une certaine généalogie de Shorfas (Idrissides, Saadiens et Alaouites), soit  d’une légitimité religieuse d’un autre type, celui de réformateur de la société  dans le sens d’une application stricte des préceptes de la religion islamique (Almoravides, almohade et Wattassyines).

Ces deux genres de légitimité religieuse trouvent leur source dans les conceptions issues du coran concernant la fusion des rôles spirituels et temporels en les mains du  Calif.

Dans l’ Occident crétien, la Réforme protestante ne modifia pas forcément la doctrine du droit divin là où elle existait. Elle en souligna une des conséquences qui n’avait pas non plus échappé au  catholicisme : le monarque de droit divin se doit d’obéir à Dieu, sous peine de perdre sa légitimité.

Au Japon, l’Empereur est supposé descendre de la déesse Amaterasu, ce qu’exprime la dénomination de l’Empire du Soleil Levant figurant sur l’emblème du drapeau.

En Angleterre, la reine Elisabeth est aussi chef de l’Eglise chrétienne et à ce titre elle est vénérée et respectée de tout le peuple anglais.

Au Maroc, depuis l’avènement des Alaouites, des tentatives ont été faites à plusieurs reprises par des monarques pour ajouter ou de renforcer cette légitimité religieuse par la recherche d’une autre. De fait, l’on a remarqué à travers l’histoire de cette dynastie que les souverains alaouites tentaient de s’adjoindre  une ou plusieurs autres types de légitimité. Ces types de légitimité  se présentaient :

– soit dans la forme d’une légitimité du monarque réunificateur du pays en difficulté (Moulay Ismail et Hassan Iier) ;

 – soit dans la forme de celle du souverain qui essaie de moderniser le pays (Moulay Abderrahman, et Hassan II) ;

– soit alors les deux à la fois avec encore d’autres, celle que procure la démocratisation de la société  et celle induite par la compétence et l’efficacité, comme c’est le cas avec Mohamed VI.

En effet, depuis son avènement, ce jeune Roi n’a cessé d’insister sur la nécessité de préserver l’unité du pays, sur le processus de sa démocratisation et sur sa nécessaire modernisation. De même, le suivi qu’il accomplit pour la réalisation dans les délais des nombreux grands projets, le sérieux et le souci d’efficacité qu’il éprouve, lui procurent un surplus de légitimité que jamais un souverain marocain n’a pu avoir.

À vrai dire, la dualité à ce niveau n’est nullement à retenir comme telle, mais plutôt comme complémentarité. Le fait que le souverain puisse diversifier les sources de sa légitimité en puisant à la fois dans l’histoire, dans les projets du présent et ceux de l’avenir, ne peut être que salutaire pour la stabilité de ce pays.

 2 – Le Makhzen et la démocratie : deux systèmes opposés

Littéralement siège du pouvoir, Le Makhzen renvoie à l’espace physique du pouvoir. Le sultan (roi, aujourd’hui), qui y occupe le centre, dessine les cercles de proximité et définit la hiérarchie des courtisans. Il est, de ce fait, l’unique pourvoyeur du système en symboles d’autorité et le principal artisan de la culture politique dominante. Le Makhzen est un concept séculier et profane, sans aucune charge religieuse, ni sacrée.

Le Makhzen est aussi un arsenal médiéval de pratiques symboliques et administratives. Il s’agit d’anciennes conceptions de l’autorité dérivées d’une vision asservissante des sujets, impliquant des  formes de servitude volontaire cynique et intéressée. Il suppose l’existence de tout un système de clientélisme, de népotisme et de fidélisation par les prébendes et les passe-droits. Survivance d’un passé marqué par le despotisme et l’arbitraire, ce phénomène rend difficile et boiteuse la marche vers un régime réellement démocratique.

L’ébauche de celui-ci a commencé dès les premières années de l’indépendance avec la première constitution de 1962 qui avait voulu introduire un régime de monarchie constitutionnelle.  Celui-ci  avait fonctionné pendant trois ans et a été suspendu en 1965 avec le décret sur l’Etat d’exception. Ce n’est qu’en 1970 qu’une nouvelle constitution a été promulguée.  Mais elle ne réussira ni elle, ni celle de 1972 à convaincre l’opposition nationaliste à y participer. L’année 1974 allait accoucher d’une nouvelle constitution à laquelle allait adhérer très timidement une frange de l’opposition, mais marqua le début d’une ouverture politique certaine.

À partir des années 1990, une ouverture politique a permis une amnistie générale, la constitution du Comité Consultatif des Droits de l’Homme, une amélioration de la transparence des élections, et l’avènement du gouvernement d’Alternance en 1998. Cette fois-ci  le régime de monarchie constitutionnelle est assis sur des bases solides et semble se raffermir par les mesures prises pour effacer les séquelles des années difficiles. Une autre impulsion est  donnée par l’arrivée au trône de Sa Majesté Mohamed VI qui, dès les premiers jours de son règne, a appelé à une nouvelle conception de l’autorité par opposition à la conception makhzenienne de celle-ci. Des résistances à cette marche vers la modernisation de l’administration et de l’autorité territoriale se font sentir ici et là perturbant même le fonctionnement de l’Etat. Les survivances de pratiques makhzeniennes paraissent encore détenir un poids incontournable dans la société marocaine.

3 – Les zaouïas et  les partis politiques

Les zaouias, petits édifices sacrés en coupoles sont le lieu privilégié de la méditation silencieuse et de l’initiation mystique des gens du banc (Ahl Suf). Lieu d’initiation et l’expérience mystique, les zaouïas ont  évolué dans le temps pour prendre la forme d’un cercle d’études et de réunions communautaires, d’asiles pour les voyageurs et les pauvres et d’exercices culturels. De tels centres sont devenus des noyaux de diffusion d’une culture, des embryons de création communautaire en s’organisant de manière plus ou moins explicite autour d’un modèle de sainteté, d’un personnage central. Les saints sont des représentants d’institutions vénérables, les marabouts, qui ont prouvé par leurs actions que leurs actes étaient désintéressés de toute quête lucrative et que leur vie était entièrement consacrée au bien-être global – thérapeutique, religieux, social et même politique – de la population.

Ces confréries étaient, pendant toute période de l’histoire marocaine, alliées du pouvoir sultanien. Ce statut, elles  l’ont assumé, d’abord, à l’intérieur du sultanat chérifien, en jouant le rôle de médiatrice et de propagatrice du pouvoir en place. Elle l’a assumé, ensuite, dans les jeux politiques supra-sultaniens, en défendant la bourgeoisie marocaine dans le conflit de « classes » et en soutenant le pouvoir sultanien dans sa lutte d’influence contre le pouvoir turc, et pendant la résistance étatique de l’émir Abdel-Kader contre la France.

Les zaouia furent ainsi plus que de simples confréries recrutant des adeptes. Elles vont se faire, pour la plupart     d’entre elles, promotrices de la vie sociale. Surtout dans les espaces ou la pensée régionaliste est forte, comme au Maroc. Elles vont commencer à préparer, façonner la société marocaine. Déjà, vers la fin de l’ère Almohade, au moment où le Maroc passait une phase de dislocation féodale, où l’idée du chérifisme montait en force dans les villes ayant un prestige (tel que Fès, Marrakech, etc…).

L’histoire rappelle dans ce sens que certains Sultans Alaouites dont Moulay Slimane (1792-1822) et surtout Abdelhafid ont été les adeptés de cette Tariqa et ont fermement soutenu le courant jusqu’à son apogée.

Les zaouïas vont représenter au Maroc une force propre aux volontés populaires. Ce seront eux qui canaliseront le combat, le Jihad populaire au XVIe siècle, lorsque les Espagnols et les Portugais prendront des places côtières (Badis , Azemmour, etc, …), ce seront elles qui vont faire barrière forte lorsque le sultan alaouite, moulay Slimane, tenta pour ses propres intérêts, d’implanter le wahhabisme dans les années 1790.

Structures ancestrales d’encadrement, de diffusion idéologiques, de mobilisation et d’appui au pouvoir, les zaouïas ont une clientèle d’hommes qui n’éprouvent pas un  intérêt particulier pour la politique.  Ce sont en général  des gens qui s’attachent au wali ou au sheikh de la zaouia et le vénèrent appréciant plutôt le coté rituel des manifestations que cette dernière organise. Aujourd’hui, bien que certaines zaouïas paraissent s’éclipser par endroits en ne gardant que leur moussem, d’autres amplifient leur présence en enrôlant de plus en plus de jeunes et se présentent dès lors comme un rempart supplémentaire contre l’extrémisme religieux (exemple : la zaouia Boutchichiya dans l’oriental). À ce titre, elles entendent elles aussi, jouer un certain rôle politique même d’une manière effacée.

Quant aux partis politiques, ce rôle est leur vocation naturelle. Au Maroc, cette forme moderne d’encadrement idéologique et politique est née avec la colonisation. De fait, la  notion de parti politique y est introduite dès les années 30. C’est le 13 octobre 1937 que fut créé par des nationalistes,  le premier parti marocain, dit  Parti National. Considéré après quelques jours comme une organisation politique subversive, une mesure de son interdiction fut prise juste au lendemain de son congrès constitutif.

Par la suite, Léon sultan créa en 1943 le Parti Communiste Marocain, ancêtre de l’actuel Parti du Progrès et du Socialisme. Depuis lors, nombre d’autres partis ont vu le jour dont le plus ancien et le plus important est celui de l’Istiqlal. Leurs adhérents quant à eux se recrutent parmi les fils de notables, des intellectuels, des employés de l’administration et du secteur privé et de plus en plus de jeunes affranchis de la peur de la politique et ayant des virtualités conservatrices ou modernistes suivant leurs cultures respectives.

Aujourd’hui on se trouve avec presque une trentaine de partis dont la grande majorité est constituée de partis marginaux qui s’éclipsent après chaque élection. Mais ceux les plus importants sont en général mal encadrés, mal gérés et demeurent tenus par les mêmes têtes d’il y a quarante ans. Ceux – ci  favorisent les alliances segmentaires et claniques au sein de leur organisation.

Nombre d’observateurs estiment que ces partis ont toujours fonctionné comme des Zaouïas.  Peut-on alors déduire de cela que celles-ci seraient les ancêtres de ces partis et que ces derniers ont hérité d’elles leur mode de fonctionnement et que par conséquent on se trouve au niveau de la scène politique marocaine, devant un phénomène de modernisation de la tradition ou devant le phénomène opposé celui de traditionalisation de la modernité ?

 Partout ailleurs, que ce soit au niveau de la conception ou de la pratique que se font les marocains de l’apprentissage scientifique ou de l’économie, les mêmes questions reviennent avec insistance : faudrait-il moderniser la tradition ou faudrait-il traditionnaliser la modernité ? Faudrait-il opérer une coupure avec le passé ou faudrait-il le préserver et concilier ses legs avec les apports de la modernité ?

Synthèse I ière Partie 

L’observateur averti remarquera aisément l’étendue du contraste que recouvre le secteur de l’apprentissage scientifique où règne l’irrationnel d’un côté et de l’autre des approches scientifiques modernes. De même, il n’aura pas de mal à constater la dualité profonde qui caractérise le monde de l’économie où au fatalisme et à l’absence d’un véritable marché dans un secteur traditionnel, s’oppose un rationalisme de prévision et de gestion d’un secteur extensif, stable et échangiste. Il en va de même qu’au niveau des institutions et des pratiques politiques où s’opposent deux conceptions l’une relevant du passé et l’autre relevant de projets du présent et de l’avenir.

L’existence peu réfléchie par le commun des mortels de ces types de conceptions et de pratiques contradictoires, peut donner l’impression d’une cohabitation paisible dans ce pays, entre tradition et modernité. À vrai dire, elle confirme d’une manière incontournable la dualité profonde de la société marocaine, dualité qui de temps en temps est à l’origine de malaises sociaux et politiques. Reste à savoir, quelles sont les solutions que proposent les intellectuels marocains  pour vaincre cette dualité de façon à ce que la modernité puisse s’installer  d’une manière intégrale dans notre pays ou de façon à ce que l’on puisse se réapproprier notre tradition dans le processus de notre modernisation?

A suivre…

Par Sami Shérif

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