Par le Dr Mhamed LACHKAR (extrait de mon livre : Courbis, mon chemin vers la vérité et le pardon, Edilivre, 2010)
C’était au cours d’une nuit de Ramadan (octobre 1973) que j’avais pu apercevoir de ma cellule le Dr Khattabi sortant de la porte des toilettes. Je ne le connaissais pas physiquement, mais l’aspect particulier de ce détenu n’allait pas me laisser indifférent. C’était plutôt sa tenue blanche et correcte (un polo et un pantalon) qui allait attirer l’attention de tout le monde. Un homme de très grande taille, les cheveux correctement coiffés, qui pourtant était menotté et portait le bandeau. Il titubait en marchant. C’était Mrabet qui avait été le premier à m’informer de la présence du Dr Khattabi avec nous au Derb Moulay Chrif. Plus tard au Courbis, certains jeunes du groupe de Bni Ahmed qui partageait avec lui la cellule qui était voisine à la notre, m’avaient raconté
comment les gardes lui réservaient un traitement très particulier. Il était très respecté et avait même droit à un livre du Coran. Il passait tout son temps à lire.
Plusieurs années plus tard, exactement vers la fin de 1976, quand nous étions devenus de grands amis à Kénitra, il m’avait parlé à plusieurs reprises de son séjour au Derb Moulay Chrif. Il était traité avec beaucoup d’égard par le patron de ce centre secret, un certain commissaire Youssfi Kaddour qui l’invitait souvent les soirs du mois de ramadan à monter avec lui dans un bureau situé au premier étage et là on lui donnait à manger des sandwichs, à boire du thé et à fumer des cigarettes. En même temps on lui faisait écouter à la radio les informations sur la guerre d’octobre tout en lui
demandant de leur faire des commentaires sur la stratégie de l’armée égyptienne qui a pu traverser la mythique ligne Bar-Lev dans les premiers jours de la guerre faisant ainsi démentir la réputation de l’invincibilité de l’armée israélienne.
Le Dr khattabi était un homme très cultivé, en plus, pour avoir vécu longtemps en Egypte exilé avec toute sa famille, il connaissait sur les bouts de ses doigts tous les détails du conflit du Moyen orient.
Dr Khattabi sera transféré avec nous au Courbis, par erreur. Il n’y séjournera que 24 heures avant qu’il ne soit retourné de nouveau
au Derb MoulayChrif. Il sera libéré à son tour avec Mrabet et Touha quelques semaines après moi vers début avril 1974.
A sa libération il avait perdu beaucoup de poids et il était incapable de marcher. Pendant sa torture, on lui avait brisé sa hanche et sa colonne vertébrale. Il en gardera des séquelles définitives avec une démarche particulièrement balancée et déséquilibrée et dont il ne se remettra jamais. Il continuera à en souffrir pendant tout le reste de sa vie
Dr Khattabi était né en 1926 à bord du bateau qui transportait toute la famille d’Abdelkrim, son cousin et héros de la révolution du Rif, vers l’exil à l’île de la Réunion. Il avait fait ses études secondaires aux côtés du futur avocat, Me Vergès, et de Raymond Barre, celui qui deviendra premier ministre de France et avec qui il étai tresté ami. Il termina ses études supérieures de médecine en Suisse et reviendra s’installer au Maroc au début des années soixante en choisissant la ville de Kénitra où il va travailler comme chirurgien, d’abord à l’hôpital public avant d’ouvrir une petite clinique privée.
La dernière fois que je l’avais vu, c’était en avril 2006, dans son lit de malade à l’hôpital militaire Mohamed V de Rabat. Physiquement il était affaibli et malgré son âge avancé, près de 80 ans, il continuait à transmettre, par ses paroles et ses gestes, les mêmes depuis toujours, le même espoir qu’il avait toujours nourrit, de voir un jour le Maroc changer et devenir un pays où il est digne de vivre.
Mais j’ai vu aussi ce jour-là en lui, un homme courageux, sûr de lui et sûr qu’il allait s’en sortir. Il m’avait promis que dès qu’il se rétablira, il viendra s’installer une fois pour toute à Alhoceima à côté de nous. Il savait que je ne le croyais pas beaucoup : cette promesse, il l’avait faite des dizaines de fois par le passé. Quand il venait dans le Rif, c’était surtout pour passer au maximum deux ou trois jours. Alors il préférait s’adresser à ma femme Soumaya pour laquelle il avait une grande estime, pour nous répéter et nous rassurer qu’il en avait marre de Kénitra et qu’il tenait à passer les dernières années de sa vie au bord de la mer dans le calme et la quiétude pour écrire ses mémoires.
Soumaya qui voyageait régulièrement à Rabat à cause de nos enfants qui y étudiaient, avait continué à lui rendre visite à l’hôpital et me tenait au courant de sa situation, jusqu’à sa mort en août 2006 et son enterrement à Ajdir (à 8 Km d’Alhoceima), la terre natale de ses parents et de ses ancêtres dont il était si fière.
Le Dr Khattabi était un homme brave et un authentique opposant au régime. Sur cette question, il était intransigeant et avait une position tranchée. Il ne s’était jamais montré complaisant. Il ne s’était jamais plié ni devant les menaces ni devant certaines opportunités qu’on lui offrait pour le faire changer. Il n’avait jamais caché ses idées, ils les répétaient à haute voix.
Dr Khattabi était un homme d’une grande culture, un passionné de l’histoire contemporaine, un francophone qui parlait dans un français impeccable, Il avait une riche bibliothèque en livres d’histoire, de politique et de littérature française.
Il n’était pas partisan mais il ne mâchait pas ses mots quand il se mettait à analyser et à disséquer le système politique marocain, depuis la colonisation jusqu’ à nos jours en passant par la « mascarade » de l’indépendance, les fameux accords d’Aix les bains, en se référant souvent à des historiens français et en particulier à Jean Lacouture. Il critiquait tous les partis politiques mais il en réservait une place particulièrement sévère aux dirigeants de l’USFP (socialiste) pour leur compromis avec le palais. Il était pourtant très proche de l’aile radicale de ce parti, en particulier de son dirigeant Fkih Basri dont il était un grand ami.
Sur le plan de la politique internationale, il était à jour sur tous les grands sujets du monde. Il passait beaucoup de temps à lire le quotidien français Le Monde et à écouter les radios France interne et RFI.
Je me rappelle encore de ces longues veillées dans le petit salon à l’entresol de sa clinique. C’était vers la fin des années soixante dix. A l »poque je le remplaçais souvent à la clinique. J’invitais beaucoup de mes amis de Rabat qui à l’époque certains étaient encore étudiants et tous marxistes, à venir avec moi pour connaître le Docteur Khattabi et discuter avec lui. C’était un excellent orateur mais il avait le défaut de monopoliser la parole et de ne pas trop écouter ses interlocuteurs. Il avait beaucoup de sympathie pour la révolution islamique iranienne. Il soutenait ardemment son leader Khomeiny et les mollahs. De notre côté, nous prétendions que c’était Toudeh, le parti communiste iranien, avec les fidaiins khalk (organisation d’extrême gauche) qui étaient à l’avant-garde de la révolution iranienne. Il avait aussi beaucoup de sympathie pour les moudjahiddines qui se battaient en Afghanistan alors que nous défendions le parti communiste afghan et la présence de l’armée soviétique.
Le Dr Khattabi menait une vie austère. De sa petite clinique où il travaillait et habitait en même temps, il ne sortait qu’exceptionnellement. Il portait toujours sa tenue blanche faite d’un polo, d’un pantalon et des mocassins. Il suivait régulièrement un régime alimentaire sévère pour son diabète, il ne buvait jamais d’alcool mais il fumait beaucoup, des Gitanes et des Winston. Il était un bon croyant, il respectait les horaires de ses prières.
Une foule immense de gens de tout bord et de tous les coins du Maroc passait le voir tous les jours et régulièrement. Il les recevait, pour la majorité, dans le petit et modeste salon situé à l’entresol de la clinique. Il a été toujours si accueillant, si vivant, mais aussi si franc, si intransigeant et si nerveux des fois. Très peu de personnes pouvaient oser le contredire, ce qui fait que souvent ces personnes incapables de dire ce qu’elles pensaient venaient plus pour écouter les discours interminables du Dr Khattabi et des fois, malheureusement, pour les rapporter.
C’était aussi un homme généreux, il apportait souvent un soutien matériel à certaines personnes en difficultés et notamment aux familles de certains prisonniers politiques.
Il était pour moi un homme exemplaire par sa perspicacité, sa grande culture et ses dons de visionnaire. Il était pour moi en même temps l’ami fidèle et le grand frère que je respectais énormément, mais avec lequel je n’ai pas toujours été d’accord sur bien des points et j’osais le lui dire. Des fois, il se plaignait gentiment de moi auprès de Soumaya, ma femme.
Depuis que je l’ai connu, le Dr Khattabi était toujours le même : un homme sobre qui dégageait une assurance sans pareille. Il jouissait d’un respect et d’une estime incommensurable dans tout le Maroc.
Aujourd’hui encore je continue à garder de lui l’image de cette personnalité forte, intelligente, complexe, un mélange étrange de médecin moderne, cultivé et aimable et de politicien sincère à la limite de la naïveté mais noble et héroïque.
Que son âme repose en paix.
Dr Mhamed Lachkar, Alhoceima (Maroc) le 24 mai 2010