Culture et société au Maroc, de l’ancien sous couvert du nouveau

Le Professeur Mohamed Ennaji

Par le Pr. Mohamed ENNAJI

Le Maroc vit un changement de règne accompagné de l’avènement de l’alternance c’est-à-dire l’accession de la gauche au gouvernement. Si de tels faits ont une importance considérable et peuvent ouvrir des perspectives nouvelles, il ne serait pas judicieux de la part des observateurs de centrer l’éclairage sur ces événements à eux seuls sans prêter plus attention aux transformations profondes que la société marocaine connaît depuis des décennies. C’est l’analyse de ces transformations qui est susceptible de fournir la clé de compréhension du champ culturel. L’intelligence de ce champ au Maroc est essentielle car il pèse d’un poids très lourd dans la prise des décisions stratégiques se rapportant à l’évolution future de la société marocaine.

 Le regard médiatique a horreur du vide et de la banalité. Les média méprisent de façon générale la longue durée, car elle ne recèle guère de scoops sensationnels réalisables sur la marché de la communication. Il n’empêche que pour traiter objectivement du changement social et de ses incidences au Maroc, comme ailleurs, ce n’est pas au niveau de l’agitation de surface qu’il convient de se situer. Les événements les plus médiatisés ces derniers temps ne sont assurément pas les plus riches d’enseignements à ce sujet. Ainsi un livre comme celui de Malika Oufkir qui, pendant un temps non négligeable, a fait les délices de nombreuses émissions télévisées en France, a une très faible capacité dès qu’il s’agit de rendre compte des transformations réelles intervenues au pays. Plus qu’au Maroc profond, c’est à certains de ces aspects exotiques qu’une pareille littérature prête de l’intérêt.

Qu’on examine un instant l’image du Maroc produite par ces média dans une période assez longue pour se rendre compte du manque d’objectivité et dans les jugements. C’est ainsi que le défunt roi Hassan II fut successivement présenté par certains média occidentaux comme un despote intraitable puis comme homme de paix d’envergure mondiale, et enfin comme symbole du modèle à suivre dans les pays musulmans. La logique de tels revirements existe évidemment, mais elle à chercher non pas uniquement dans l’évolution du Maroc mais plus souvent dans les changements qui affectent des contextes d’alliances beaucoup plus larges ainsi que dans la logique qui préside à la production de l’information dans les média en question.

Certes le Maroc aujourd’hui a changé. Il a même profondément changé. Il a changé économiquement, socialement et aussi culturellement, ce qui constitue un élément décisif pour son évolution future. Ce changement, fruit des transformations en profondeur des structures reste fragile en raison des enjeux culturels déterminants de nos jours. Pour le comprendre il faut se méfier des événements sensationnels qui occupent le devant de la scène médiatique. On oublie souvent que le Maroc ne se limite pas à quelques familles et que les problèmes de sérail sont loin d’avoir l’effet surdéterminant qu’on leur prête. Le pays approche les trente millions d’habitants. D’un pays presque uniquement rural et tribal au début du siècle il est en voie de devenir à dominante urbaine avec une structure sociale ne rappelant plus en rien celle qui était en place il y a, à peine, quelques décennies. Le Maroc est un pays avec une écrasante population de jeunes dont la formation, les attitudes, le comportement, les représentations, c’est-à-dire en somme la culture vont faire la société de demain.

L’avènement du Roi Mohammed VI a, entre autres, au moins un avantage d’une grande portée : il permet enfin à une société et à une élite d’estimer leurs réelles capacités à changer. Aujourd’hui on ne peut plus arguer d’un despotisme omniprésent qui investit l’ensemble des instances de la société et bloque l’innovation. Sans revenir sur le fait qu’il ait ou non joué ce rôle par le passé, il est plus important d’interroger les aptitudes d’une société à faire face à son destin, à puiser dans sa culture sans sombrer dans le passéisme et la léthargie. La culture est ainsi une question fondamentale au Maroc. L’élite du pays est de ce fait au pied du mur. C’est pour cette raison, et dans cet esprit, que le volet culturel nous importe dans les lignes qui suivent. Quels changements culturels interviennent au Maroc ? Quel est la part du nouveau et de l’ancien ? Comment s’annonce l’avenir sous cet angle ?

La culture au centre du problème de la modernité ;

Ainsi le cœur du problème qui se pose aujourd’hui au Maroc est de nature culturelle. La réponse primordiale à l’ensemble des questions actuellement en jeu, de la stratégie de développement, aux différents aspects liés aux modalités d’exercice du pouvoir, aux droits de l’homme… est étroitement conditionnée par le traitement réservé au problème culturel au sens large. Et d’abord à la façon de le concevoir, d’en parler et pour tout dire de l’affronter. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Depuis des décennies cette question a été contournée, traitée de biais afin d’éviter d’aller au fond des choses. L’ampleur que prennent les mouvements islamistes est en partie le résultat de l’inaptitude de l’Etat et des élites « modernistes » à aborder la question comme il se doit.

 Aujourd’hui il n’est plus possible de continuer la fuite en avant. Il faut regarder les choses en face. Autrement dit la question est de savoir si l’on peut accéder à la modernité en faisant l’économie d’une révolution des lumières. Question ancienne mais toujours d’une brûlante actualité. Pourtant malgré cette urgence il ne semble pas qu’une conscience aiguë de cette problématique soit à l’ordre du jour. A l’inverse même, c’est un optimisme, parfois béat, qui semble prévaloir dans les déclarations des responsables comme dans les écrits, se réclamant de gauche ou de droite, qui font la une des journaux.

Il est vrai que rarement la liberté d’expression aura été aussi grande. On peut désormais écrire librement et éditer les publications les plus diverses. La censure ne semble plus ni particulièrement préoccupée ni gênée par le discours politique critique. les partis politiques de gauche emmurés longtemps dans l’opposition et se plaignant du manque de liberté dans l’expression non seulement politique mais artistique et culturelle de façon générale, sont aujourd’hui aux postes de commande et ont toute latitude d’entretenir leur public comme il leur sied. Les journaux fleurissent de toutes parts. Des journaux partisans, des journaux indépendants ou qui s’énoncent tels, des journaux confinés à la rumeur et au colportage qu’on appelle plus communément presse du caniveau, des revues politiques, économiques, sportives et féminines se multiplient.

Fini le temps de la prééminence des journaux officiels qu’il est par ailleurs difficile, à l’heure présente, de désigner avec assurance tant la surenchère de louanges sur l’état des lieux est générale. Non seulement les partis politiques de quelque bord qu’ils soient s’expriment à leur guise, mais la société civile pour sa part se réveille. Des associations poussent un peu partout pour manifester et faire entendre la voix des citoyens en dehors de l’enceinte dominée par les acteurs politiques traditionnels. Les femmes jusque-là faiblement présentes s’organisent et expriment leur volonté d’améliorer leur situation et de ne plus laisser le champ culturel aux mains de la gent masculine.

Pourtant malgré cette liberté qui saute aux yeux, jamais le malaise du non dit n’aura été plus grand. Certains indices montrent que les limites tracées à la réflexion et à l’expression dans le champ culturel de façon générale non seulement persistent mais semblent faire l’objet de plus de rigueur et de rigidité. Le plus important est que ces limites ne relèvent pas uniquement du champ de l’interdit délimité par l’Etat, elles sont dictées par les fondements religieux de la société marocaine traditionnelle. Ces limites constituent autant d’obstacles très sérieux à la consolidation d’une société marocaine développée, démocratique et épanouie, en un mot moderne.

Le cœur du problème culturel est bien là. Il ne consiste pas aujourd’hui uniquement dans la revendication d’une liberté d’expression politique acquise dans les faits. Il consiste à définir le domaine même de la liberté d’expression, à se poser la question de la liberté par rapport à quoi ? à se libérer des entraves culturelles au développement. Ces entraves aujourd’hui sont tues, passées sous silence. Rarement des publications portent sur ces aspects. Le problème en réalité, à l’heure qu’il est, n’est pas tellement de revendiquer mais de comprendre, de situer les obstacles réels, de les analyser, d’oser en parler avant de concevoir un véritable projet de modernisation culturelle.

Car ce qui fait problème à ce niveau ce n’est plus le pouvoir, et en tout cas plus lui seul, mais l’ensemble des forces sociales organisées et participant à la décision et, derrière elles, les mentalités encore largement sous l’emprise de modes de représentation archaïques. Aucune de ces forces et notamment les partis politiques, ne consent à traiter le problème du changement social au Maroc tel qu’il devrait l’être, c’est-à-dire en prenant en compte dans ce changement l’ensemble des aspects de la société et précisément à réexaminer de façon critique ses fondements culturels. Bien au contraire c’est le martèlement du slogan identitaire, c’est l’appel aux valeurs spécifiques qui semble séduire le plus les différents acteurs culturels même si les modalités d’expression de ces derniers divergent quant à la forme.

L’obsession identitaire ;

L’obsession identitaire rejette en effet toute approche susceptible d’envisager une rupture radicale avec la culture traditionnelle. Cette obsession traduit en fait la prise de conscience de l’ébranlement des bases de cette culture par les transformations en cours au Maroc et de leur fragilité grandissante au contact des réalités matérielles et intellectuelles du monde moderne. Cette prise de conscience a grandement favorisé l’émergence et la consolidation des résistances organisées contre la modernité notamment celles menées par les groupes islamistes. Une fin de non recevoir est ainsi opposée aux réformes en profondeur des déterminants culturels de la société. Le mythe d’une identité originelle est remis en selle par les principaux acteurs significatifs sur la scène politique et culturelle.

 Cette identité culturelle censée immuniser la société contre la corruption induite par les valeurs occidentales demeure cependant floue et échappe à toute influence historique. Elle se réfère essentiellement aux composantes religieuses remontant aux premiers temps de l’islam. Elle est de ce fait fermée aux influences extérieures qu’elle veut sciemment ignorer et constitue beaucoup plus un refuge idéologique contre le changement qu’une véritable alternative aux valeurs rationnelles de la modernité. Le débat autour de l’identité reste superficiel. Ainsi les éléments culturels décisifs propres aux populations marocaines berbères, la place essentielle des Juifs sur le plan économique, culturel et social, les héritages acquis par le Maroc en sa qualité que d’intermédiaire obligé pendant des siècles entre l’Afrique et l’Europe, l’influence profonde de la pénétration européenne ne bénéficient pas de la considération et de l’attention qu’ils méritent. Ce qui prive le Maroc d’atouts culturels essentiels dans sa marche vers le développement.

Plus, le traitement dont l’identité fait l’objet ignore complètement sinon aveuglément le contexte social et économique nouveau. Il cultive l’illusion d’une société immuable. Aux dires des tenants de cette façon de voir un simple retour aux sources et une rigueur totale dans l’observance des interdits et des rites redonnerait vie à une société parfaitement purifiée des excès de la modernité. L’identité est dans cette conception est faite d’un noyau inaltérable. En fait la myopie de ce rapport au social ressort déjà de l’observation du vécu quotidien.

Une pratique sociale ouverte à la modernité ;

Loin de ce débat sur la sacro-sainte identité la pratique sociale est très avancée sur de nombreux plans et se soucie peu de métaphysique. En sorte que c’est la rue elle-même, faute de percées idéologiques de la part des intellectuels qui devient le porte-parole de la nouvelle culture individualiste.

 Ainsi le statut réel de la femme, celui qu’elle négocie dans son vécu au jour le jour, s’éloigne de plus en plus de ce que prêchent le droit musulman et les valeurs musulmanes. La liberté acquise par les jeunes filles, l’autonomie qu’elles ont gagnée du fait de la scolarisation et de l’accès au travail remettent en cause le statut en question, et, en tout cas, entrent en contradiction avec ses fondements. Cette liberté des jeunes filles et garçons, dans les villes surtout, s’inscrit dans un cadre social radicalement transformé. En effet les différents changements intervenus dans la société ont bouleversé l’organisation traditionnelle patriarcale qui était le fondement de l’ancienne société.

Le Maroc tribal construit autour de larges groupes ethniques n’est plus, malgré la persistance de la terminologie tribale. La désagrégation rapide des anciennes structures communautaires a ouvert la voie à l’émergence de structures de sociabilité plus restreintes. La famille conjugale domine le paysage social. Les conditions propres à l’affirmation de l’individu se font progressivement jour. Ainsi la part de la population urbaine se renforce, la scolarisation dans les écoles modernes ouvre de nouvelles perspectives en intégrant des données culturelles nouvelles. La scolarisation des jeunes bouleverse le statut traditionnel des jeunes filles notamment, entraînant le retard de l’âge de mariage et une prise de conscience des droits liés à la nouvelle condition féminine. Cette prise de conscience se traduit par des progrès de fait avec l’accès au travail et le renforcement des effectifs féminins dans les différentes activités. Autant d’éléments qui nourrissent les contradictions entre le statut vécu de la femme et son statut juridique et qui ouvrent la voie à la contestation féminine.

 Sur un tout autre plan les contradictions n’ont pas manqué de surgir. Ainsi les contraintes de la croissance économique ont introduit des mécanismes inédits de gestion de l’efficacité de l’appareil productif et battu en brèche des donnés du droit musulman. Le prêt à intérêt, pratique jamais démentie dans les faits, est une donnée légalement admise sans la moindre contestation. Le droit successoral est remis en question sur de nombreux fronts. Ainsi l’absolue nécessité de sauvegarder des exploitations viables en agriculture contraint le législateur à imposer certaines limites à l’émiettement de la propriété résultant de ce droit. Ne parlons pas du droit pénal où le principe des hûdûd est radicalement abandonné au bénéficie du droit pénal moderne. Au fait une croissance économique vive et soutenue aurait indubitablement eu un impact plus considérable sur les barrières culturelles. Un léger survol des rapports entre économie, politique et culture peut contribuer à rendre plus intelligible la situation présente.

Dynamique économique et conservatisme culturel ;

La faible croissance économique explique jusqu’à un certain point le regain de vitalité du religieux. La forte croissance démographique et les besoins démultipliés des populations qui en résultent fragilisent le projet de modernité dans la mesure où celui-ci n’est pas en mesure de combler les besoins et de faire face à la situation d’appauvrissement comme à l’accroissement des inégalités sociales. L’absence d’un réel projet moderniste et cohérent à fort contenu social comme réponse à la libéralisation sauvage et imprévoyante, laisse libre cours à l’émergence de discours populistes puisant dans le registre religieux. Cette faiblesse de l’économique joue un rôle central dans les blocages culturels à l’émergence d’une véritable modernité avec des citoyens libres.

Cette donnée est une caractéristique structurelle ancienne au Maroc consistant en une prédominance du politique et du religieux sur l’économique en raison de l’anémie structurelle dont ce dernier fait preuve du fait essentiellement d’un secteur agricole dominé par l’aléa et la sécheresse. Jamais l’activité économique n’a débordé au point de briser les obstacles que la culture traditionnelle imposait à la société. Au contraire la culturelle traditionnelle essentiellement religieuse devenait un refuge et une réponse à la faible accumulation du capital. L’anémie du secteur économique faisait du religieux un recours unique et indispensable pour protéger les courants d’échanges. Le politique épouse en conséquence le religieux pour assurer sa maîtrise des itinéraires commerciaux et des espaces de production les plus rentables. Ce recours bénéfique dans les circonstances précaires et difficiles du passé, devient aujourd’hui un obstacle à l’épanouissement de l’individu au Maroc.

Une société moins contrainte économiquement conçoit son avenir avec moins d’appréhensions. Les espoirs dans le développement des forces productives suscités dans les années soixante, la mobilité sociale offerte à la génération scolarisée d’après l’indépendance et la faible pression démographique de l’époque ont produit une donne culturelle très ouverte sur la modernité notamment à travers la place acquise par le marxisme.

Le problème ici est que la modernisation de l’économie et de la société sont le produit de facteurs extérieurs. Aucune logique interne n’a présidé à l’émergence des données de la société moderne. Jusqu’à la fin du 19è siècle la société marocaine ne contenait nul germe qui pouvait déboucher sur une mutation des structures économiques et sociales. Des techniques archaïques dans l’agriculture comme dans l’industrie ne permettaient qu’une faible production la plupart du temps insuffisante pour satisfaire les besoins alimentaires de la population. Pas la moindre trace d’innovations annonciatrices d’un quelconque bouleversement. Au niveau culturel, c’est le caractère figé des représentations du monde qui frappe le plus. En crise depuis la fin du moyen âge avec l’effondrement des grands empires maghrébins, l’économie marocaine n’a pu se reprendre et trouver un nouveau souffle. Frappée de plein fouet par l’expansion européenne qui occupe Sebta en 1415, verrouille la façade méditerranéenne du Maroc puis la façade atlantique par la suite, l’économie est asphyxiée et privée des ressources importantes du commerce international. Depuis la culture essentiellement religieuse, autant dans la production intellectuelle que dans les pratiques sociales, a permis à doter la population d’un moyen de défense et à permettre à la société de continuer à fonctionner grâce notamment à un dense réseau de saints et à un renforcement de la communication autour du sacré.

Le changement intervenu du fait de l’extérieur a consisté dans l’introduction d’une nouvelle dynamique économique totalement absente jusque-là. Cette dynamique basée sur l’accumulation du capital est accompagnée d’une différenciation sociale sur le modèle capitaliste sous-développé, a laissé de côté l’aspect culturel qu’elle n’a pas remis en question.

C’est de cette façon qu’une société moderne a progressivement vu le jour sans les prémisses et les fondements culturels qui lui correspondent. La société moderne au Maroc n’est pas le produit d’une révolution globale endogène portée par une révolution des lumières sur le modèle européen. Les contradictions évidentes entre le modèle culturel dominant et les innovations économico-sociales ainsi que leurs répercussions culturelles vont être étouffées et éludées autant que possible. Ainsi sur le plan juridique au lieu de réformer le droit musulman on recourt au droit moderne européen sans remettre directement en cause le premier, dans le souci d’épargner à la société un conflit ouvert de cultures. Une telle démarche a permis d’éviter de trancher le problème de la révolution intellectuelle dont a voulu faire l’économie et qui se pose aujourd’hui avec plus d’acuité que jamais malgré le silence qui entoure cette question.

Le silence des élites ;

La société marocaine est ainsi traversée par cette caractéristique consistant à taire le sens et la portée modernistes de sa propre pratique. L’existence de deux canaux juridiques permet d’évacuer les contradictions du droit musulman avec les contraintes économiques dans le canal juridique moderne d’origine européenne. La règle est donc de taire la contradiction et de composer. D’autre part le droit musulman pour sa part, n’étant pas remis en cause directement, semble indemne pour l’éternité, ce qui relève de la pure illusion. C’est cette profonde contradiction culturelle qui travaille la société marocaine confinée entre sa propre pratique ouverte sur la modernité et les injonctions du religieux. Aussi malgré les acquis manifestes dans la pratique quotidienne on peut dire que le pari culturel est loin d’être gagné au Maroc. Le champ culturel reste en effet très fragile dans la mesure où les enjeux touchant au choix de société ne peuvent s’exprimer de façon explicite.

Cette caractéristique dote les forces traditionnelles d’une plus grande marge de manoeuvre qui leur permet de dénoncer comme hérétique toute innovation sociale surtout celle légitimée par la loi. Les gardiens du temple ont toute latitude de définir le licite et l’illicite. Ils se prévalent d’un lexique religieux dominant dans les représentations, qui demeure amplement opératoire n’ayant pas été remis en question même sur ses aspects désormais caducs. D’où l’intérêt d’un regard plus circonspect et plus soucieux des structures lourdes pour comprendre la réalité culturelle du Maroc et des pays musulmans de façon générale.

 Le silence est aussi le fait de l’élite intellectuelle aussi surprenant que cela paraisse. Plus qu’un silence tactique c’est véritablement d’une faible conviction dans les vertus de la modernité qu’il est question ici. Aussi y a-t-il des zones d’ombre qui font l’unanimité toutes élites confondues. Si on regarde du côté de la production culturelle écrite où la revendication du changement social et « culturel » est explicite, celle-ci qu’on ne retrouve que par fragments abordant des volets particuliers, reste muette quant au problème global de la modernité, aux contraintes, sacrifices et courage que sa solution appelle. On traite ainsi du problème de la femme, de l’enfant, des handicapés, des prisonniers politiques, des droits de l’homme mais de façon à éviter l’obstacle paradigmatique majeur, pour ne pas l’affronter. On en traite, il convient de le souligner, sans relever explicitement les contradictions avec la culture ambiante et notamment celle de nature religieuse.

C’est que la culture de la contradiction basée sur une dynamique de la compétition semble ne faire que très difficilement son chemin dans la pratique dominante au Maroc où le mot consensus qui jouit d’une faveur partagée cache le plus souvent des divergences inavouées. Or la modernité ne peut avoir lieu au prix de n’importe quel compromis, et encore moins celui qui affiche le désir de ne pas ébranler les valeurs culturelles traditionnelles seraient-elles en totale contradiction avec les objectifs du développement d’une société moderne.

Au sein des élites l’intérêt de classe n’est pas étranger à un tel choix. La rupture de celles-ci élites avec les larges couches de la population, qui risque d’aller s’aggravant avec la mondialisation accentuée, les conduit à adopter un double langage, d’une part s’intégrer pleinement dans le système de vie moderne avec ce que cela suppose comme intégration culturelle de leurs enfants qui n’ont de rapports avec les pratiques culturelles traditionnelles que revisitées par le design moderne et donc adaptées à leur mode de vie. Ces mêmes élites tiennent un discours faisant appel au conservatisme et au refus des valeurs étrangères pour les enfants des classes moyennes inférieures et populaires (notamment l’arabisation sauvage et incontrôlée)

Les élites traditionnelles qui ont renouvelé leurs assises dans le secteur moderne renforcées par les nouvelles élites entrepreneuriales, administratives et militaires ne tiennent pas à mettre en jeu leurs intérêts par une intégration du reste de la société dans la sphère culturelle moderne notamment par la mise en place d’une école moderne compétitive. L’exemple de la génération d’après l’indépendance a tiré la sonnette d’alarme. C’est dans ce sens que l’islamisme peut trouver un terrain d’entente avec la classe dominante au Maroc car ils ont tous les deux intérês à réactiver le champ des traditions et à chanter les louanges d’un retour aux sources nécessaire à l’épanouissement de l’essence culturelle arabe.

Le seuil de rupture culturelle est atteint ;

Qu’est-ce que cela veut dire. Il est tout à fait clair de nos jours que les marges de manœuvre offertes aux pratiques sociales, à la production culturelle de façon générale, et à une culture de l’individu libre des limites que lui impose une culture religieuse dominante, sont atteintes. Elles le sont dans une situation de relative pénurie de moyens qui ne permet pas de satisfaire l’ensemble de la population qui devient pour sa part exigeante et de plus en plus consciente de ses droits ce qui rend les contradictions plus aiguës.

Ces contradictions sont lisibles à travers les limites existantes à la liberté d’expression dans de larges espaces interdits du fait de leur caractère sacré. Loin de se révéler uniquement dans le cadre des obstacles manifestes à l’affirmation d’une pensée novatrice et moderne, elles sont en œuvre aussi dans les interdits explicites ou implicites aux modes d’être propres à l’individu libéré des entraves de l’organisation collective traditionnelle et à l’idéologie qui l’accompagne. Au niveau économique le recours à un discours conservateur sous couvert de religion brouille les messages sur l’efficacité indispensable à une économie compétitive. Ainsi les pertes de productivité résultant des pratiques sociales liées au Ramadan ne peuvent-ils pas de ce fait faire l’objet d’un débat objectif.

Aujourd’hui au Maroc le niveau des forces productives, les progrès de l’économie d’entreprise et de l’initiative individuelle, l’émergence et l’affirmation d’une société ouvrant la voie à la liberté de l’individu, l’ouverture sur la pensée rationnelle moderne ont atteint un niveau qu’ils peuvent difficilement dépasser sans changements structurels dans le champ culturel. Si le cadre traditionnel a pu contenir les nouveautés énumérées, il n’est plus en mesure de le faire aujourd’hui. Des tensions vives se font jour entre le moderne et l’ancien. Un véritable culture de modernité manque encore de légitimité. Un travail intelligent, colossal et critique de ré-appropriation du patrimoine arabe classique doit être lancé en vue de concilier cet héritage avec les temps modernes. Sans cet investissement les courants islamistes auront le champ libre pour étouffer toute velléité de consolidation d’une société démocratique moderne.

Privilégiant le compromis et la composition, les élites marocaines sont acculées aujourd’hui à faire leur choix. Longtemps tu, le problème de la culture se pose aujourd’hui avec force. Il revient sur la scène avec la question féminine qu’on ne peut plus traiter en séquences séparées afin de servir les remèdes en petites doses quand des femmes sans moyens sont bafouées dans leurs droits les plus élémentaires. Il convient de définir le contour global du problème, de définir la ligne de conduite pour être en mesure d’avancer réellement. On ne peut court-circuiter indéfiniment l’histoire, elle attend toujours au tournant pour sa revanche.

 Mohamed Ennaji

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