En Syrie, le scénario est souvent le même. En rentrant chez lui, un jeune homme est enlevé par des inconnus à la nuit tombée. Violemment malmené, au motif qu’il est contre le régime, il est emmené de force dans un lieu maintenu secret pour y subir pressions psychologiques et torture physique. Coupé du monde, replié sur sa douleur, il laisse sa famille et ses proches sans nouvelles. De longues semaines d’attente, parfois des mois qui s’étirent à l’infini, entre la vie et la mort.
Combien sont-ils à avoir disparu de force depuis le début du soulèvement contre Bachar el-Assad, en mars 2011? Des dizaines de milliers, d’après l’Organisation syrienne des droits de l’homme Sawasiya. «Selon nos informations, récoltées grâce à nos contacts dans les villages syriens à travers tout le pays, nous pensons que le nombre de disparus pourrait s’élever jusqu’à 80.000. Les gens sont kidnappés dans la rue en pleine nuit, et à l’abri des regards», confie son directeur, Muhannad al-Hassani.
Les disparitions forcées sont une pratique courante dans la Syrie des el-Assad. «Hafez el-Assad, le père, en fit une de ses tactiques de terreur, quand il se lança dans une répression sanglante entre 1979 et 1982, et à ce jour 7000 de ses victimes sont toujours portées disparues», rappelle Alice Jay, directrice de la campagne d’Avaaz, une organisation internationale qui suit de très près la crise actuelle.
Un cauchemar enduré, à l’époque, par le cinéaste syrien Moustafa Khalifé, et dont il livre le récit poignant dans son ouvrage La Coquille, dernièrement réédité par Actes Sud. De retour à Damas, en 1982, après six ans d’études en France, sa vie bascule dès son arrivée à l’aéroport: arrêté, conduit dans un sinistre immeuble tenu par les services de renseignement, il échoue dans un pneu noir, les pieds lacérés par une tringle, les yeux bandés, le dos soumis aux coups répétés. Quelques jours plus tard, il est transféré dans une prison située en plein milieu du désert, aux côtés de milliers de détenus, et où il passera douze ans de sa vie… Ces méthodes, discrètement perpétrées par Bachar el-Assad, dès sa prise de pouvoir, en 2000, se sont démultipliées au cours des vingt derniers mois de révolte contre le pouvoir de Damas, devenant une arme systématique de répression pour tenter de faire taire une opposition qui refuse de rendre les armes.
«Le régime est prêt à tout pour en finir avec la rébellion», confie le journaliste syrien Mohammad Zeid Mastou, exilé aux États-Unis. La semaine dernière, sa maison familiale a été sauvagement saccagée et brûlée après que les forces eurent attaqué la banlieue damascène de Qudsaya. Pire: alors qu’il fuyait les lieux, comme des centaines d’autres habitants, un de ses frères, connu pour son militantisme antirégime, a aussitôt été enlevé au premier poste de contrôle. «On ignore où il est détenu», dit-il.
Bien souvent, les arrestations sont arbitraires. Contacté par Skype à Damas, «Abou Malek» (un pseudonyme) témoigne: «Il y a neuf mois, mon cousin s’est fait kidnapper par des agents du renseignement à 22 heures. Il était seul. Quatre voitures lui ont bloqué la route alors qu’il s’apprêtait à rentrer chez lui. Or c’est un simple chauffeur de taxi de 35 ans, qui n’a jamais donné dans la politique…». En fait, présume «Abou Malek», «c’est peut-être pour extorquer des informations sur son frère et sa sœur, tous deux activistes, qu’il a été arrêté» – une forme de pression indirecte très prisée des renseignements.
Depuis, sa femme et ses quatre enfants sont sans nouvelle de lui, à l’exception des bribes d’information – invérifiables qui leur parviennent de temps en temps. «Deux mois après son arrestation, on a appris par ses codétenus libérés, qu’il était détenu par les renseignements de l’armée de l’air, qui lui ont fait subir des électrochocs. Plus tard, il a été transféré dans un autre centre, rue de Bagdad. Les gens qui l’y ont vu certifient qu’il y a obtenu, il y a plus de deux mois, la permission d’être libéré. Mais il n’a donné aucun signe de vie. Aujourd’hui j’imagine le pire. Peut-être a-t-il été tué…», poursuit-il. Avant d’ajouter: «Cette histoire est tristement banale. Quatre de mes amis ont subi le même sort. Alors, imaginez combien de personnes ont ainsi disparu à l’échelle nationale!»
«Abou Malek», qui ne cache pas sa haine du régime, avoue craindre pour sa propre survie. «Je change régulièrement de cachette. Ça fait un mois et demi que je ne suis pas rentré chez moi. Damas est quadrillée de checkpoints. Dès que je sors dans la rue, je sais que je peux disparaître à mon tour», dit-il.
Chahid Bendriss