Quel jour sommes nous ? L’anesthésie progressive. …

Par Chahid BENDRISS

 Est-ce jeudi ou vendredi, le jour où mon collègue Jérémy s’est emporté contre un client au téléphone. Était-ce la semaine dernière où celle d’avant où nous a été vendu ce nouveau concours du téléconseiller à la meilleure DMT? Je ne sais plus.

Passée l’angoissante première heure du lundi, toujours chargée du souvenir de nos heures libres du week-end, la routine reprend le dessus. Les mêmes discussions reviennent sans cesse, les mêmes blagues, les mêmes conseils aussi. Mon superviseur Pierre , par deux fois, m’a montré ses trucs et astuces pour mieux vendre. Les mêmes mots et moi qui n’en revient pas. S’en rend-il compte ? Est-ce une manière de m’exhorter à vendre plus ? Je ne sais pas. Je sais peu de choses au fond sur les mécanismes au dessus de ma tête. Leur rôle, celui de nos chefs, est obscur. Nous les voyons aller et venir, l’air affairé, préoccupé. Ils promènent des feuilles, graphiques et colonnes de chiffres, parfois prennent un client au téléphone pendant les pics d’appel. Il était question à nos débuts, d’une réunion quotidienne, avec objectifs et formation continue. Mais non. Une fois tous les quinze jours nous avons des réunions pour nous (re)motiver, « nous mettre la pression plutôt », note Jérémy.

Quel jour sommes nous ? L'anesthésie progressive
Les jours se suivent et se ressemblent.

Les journées défilent au même rythme. Arriver, allumer son ordinateur, prier pour qu’il fonctionne, pester contre sa lenteur, regarder défiler les minutes et s’inquiéter d’être connecté au réseau à l’heure H et pas cinq minutes plus tard. C’est un ordre déguisé en conseil qu’on nous a enseigné dès notre formation : « Arrivez toujours un quart d’heure en avance pour avoir le temps de vous connecter. Sinon vous serez en retard et ça vous pénalisera. » Ce quart d’heure offert à l’entreprise reste sur l’estomac de tout le monde. 9 H 01, sur l’écran, le sablier tourne et retourne encore. « Encore un problème de maintenance informatique », plaisante Jérémy. Quand ai-je déjà entendu cette blague ? 9 H 04, tant pis, je prends un appel, mes connaissances et mon bagout devraient me permettre de faire patienter le client, voire de régler son problème sans l’informatique. C’est l’avantage de la longue étape de présentation-identification du client : gratter du temps.

L’ordinateur répond enfin, 20 minutes après l’allumage. Je pressens une journée galère, place mon interlocuteur en attente. Je réussis enfin à ouvrir son compte : il a un forfait illimité et ne comprend pas sa facture de 150 euros. Excédé d’abord, la mise en attente l’énerve davantage, je compatis, son humeur se radoucit, puis l’origine de ce hors forfait s’annonce : les numéros surtaxés. Un 0800 encore. Le coup classique. Il dément avoir téléphoné à ce numéro. Je sens la mauvaise foi, recherche rapidement sur Internet. Le numéro correspond à celui d’une émission de téléréalité « taper 1 pour éliminer Brenda…» Je lui explique. Gène au téléphone. « Oui… mais non, pas pour autant. Et puis quand j’ai demandé l’illimité c’était pour ça. On m’avait dit que c’était compris dedans. » J’écoute ses lamentations en silence. Les numéros surtaxés ne sont compris dans aucun forfait. Mon client parle de ses fins de mois difficiles, le chômage, la maladie… et puis son voisin qui n’arrête pas la musique le soir, ses nuits courtes… Je perds le fil.

« Je vous place en attente une nouvelle fois monsieur, je m’en excuse mais je vais voir ce qu’on peut faire pour votre cas. » Je sais en réalité ce que je dois faire. Jusqu’à un certain seuil nous remboursons toute réclamation.

Il est dans cette marge. Même de mauvaise foi, nous remboursons. Si, et seulement si, nous n’avons pas eu de réclamation de sa part durant les six derniers mois.

Je profite du silence, ouvre le formulaire de réclamation. Aïe. Mon client a déjà téléphoné pour le même motif il y a quatre mois. Attentivement je regarde le compte rendu laissé par le téléconseiller de l’époque : il avait été averti. Je vais devoir transférer son dossier au service réclamation mais je sais d’avance qu’il n’obtiendra pas gain de cause. « Merci d’avoir patienté monsieur…» J’explique la procédure. « Vous serez rappelé d’ici 48 heures maximum par le service concerné. » Il peste, bougonne et raccroche.

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