Presque une semaine déjà après l’enlèvement des onze pèlerins libanais près d’Alep, en Syrie, le doute demeure dominant quant au lieu où ils ont été conduits et sur l’identité de leurs kidnappeurs. Les mobiles de leur enlèvement restent inconnus d’une manière précise. Le cafouillage généralisé, les informations contradictoires et le flot de déclarations faites par des personnalités jusque-là pratiquement inconnues du grand public, sans parler des correspondances multiples des envoyés spéciaux dans la banlieue sud de Beyrouth, en Turquie et ailleurs, ont ajouté à la confusion générale. Mais deux lectures restent possibles dans l’écran sombre de cette affaire tout à fait inédite : une première considére que le passage des pèlerins a été pris comme une occasion jugé exceptionnelle par l’un des groupes de l’opposition syrienne espérant pouvoir ultérieurement les échanger « utilement », avant que l’affaire ne le dépasse complètement et ne devienne un enjeu régional. En d’autres termes, selon cette lecture, l’enlèvement aurait eu lieu par hasard, avant d’être récupéré par des parties régionales, un peu dans le genre de ce qui se passait au Liban pendant la guerre civile.
Une deuxième lecture considérerait que cet enlèvement s’inscrit dans le cadre du complot visant à susciter une discorde entre sunnites et chiites au Liban. L’enlèvement s’étant produit juste après une série d’incidents qui avaient le même objectif et qui se sont articulés selon la logique suivante : il s’agissait d’abord de discréditer les institutions de l’État qui rassemblent les Libanais, l’armée, les services de sécurité et la justice. Il fallait ensuite entraîner les différentes composantes de la société libanaise dans des affrontements qui pousseraient chaque groupe à se replier sur lui-même. C’est d’ailleurs l’importance de recourir à des francs-tireurs dont l’action empêche les échanges entre deux quartiers et deux camps adverses. De la sorte, la tension ne cesse de monter entre les différentes factions et le terrain devient favorable à l’éclatement de la discorde. C’est dans ce climat que se produit l’enlèvement des onze pèlerins près d’Alep qui était destiné à pousser leurs proches à manifester dans la rue, alors que la tension provoquée par la mort des deux cheikhs au Akkar n’avait pas encore baissé, provoquant ainsi des frictions avec la rue sunnite encore sous pression.
Ce plan diabolique a été mis en échec par la sagesse des commandements d’Amal et du Hezbollah qui ont rapidement demandé aux proches des pèlerins enlevés de ne pas descendre dans la rue et d’attendre les résultats des négociations. Plus encore, l’enlèvement des pèlerins a provoqué, à la surprise générale, une sorte d’élan national, l’ancien Premier ministre Saad Hariri ayant été le premier à donner le ton en se déclarant prêt à déployer tous les efforts nécessaires pour aider à la relaxe des otages. De la sorte, une issue honorable pour tout le monde serait trouvée et l’ex-Premier ministre, dont le courant a perdu un peu de son influence sur la rue sunnite au profit des islamistes, reprendrait en quelque sorte la main à partir d’une position de force. Le dialogue national (réclamé d’ailleurs par le roi Abdallah d’Arabie) reprendrait dans des conditions plus favorables et le Liban aurait ainsi mis en échec toutes les tentatives de discorde confessionnelle interne.
Dans cette affaire rocambolesque, l’attitude des autorités turques demeure une énigme. Ayant annoncé vendredi soir aux dirigeants libanais que les pèlerins se trouvaient sur leur territoire et qu’ils allaient être libérés dans les prochaines heures, elles se sont rétractées le lendemain en infirmant toute présence des pèlerins sur son territoire. Les dessous de ce revirement turc et dont on parle dans les milieux proches du Hezbollah ne peuvent être compris que si on admet le fait que les dirigeants turcs ont changé d’avis, après avoir subi des pressions en ce sens. Ceux qui veulent déstabiliser le Liban auraient ainsi vu que l’enlèvement des pèlerins est en train de consolider l’unité nationale. Il fallait par conséquent reporter leur libération. D’abord pour discréditer le secrétaire général du Hezbollah qui avait promis leur relaxe imminente, le jour-même où il célébrait la libération du Sud en 2000 et, ensuite, pour pousser les proches des pèlerins à se soulever contre lui.
Ceux qui veulent déstabiliser le Liban misent, toujours selon les milieux proches du Hezbollah, sur le fait que les proches des pèlerins ne peuvent pas attendre éternellement et qu’ils finiront par se rebeller contre le Hezbollah qui ne tient pas ses promesses. En tout cas, la lenteur dans le règlement de cette affaire ne peut que nuire à ce parti qui oblige la rue à la retenue, mais ne peut rien lui donner en contrepartie et, au contraire, veut l’entraîner malgré elle dans le conflit syrien. Les milieux proches du Hezbollah s’empressent d’ajouter que ces paris sur un soulèvement chiite contre le parti échoueront, comme tous les autres plans imaginés pour frapper la résistance, car celle-ci ne se laissera pas détourner de sa bataille initiale qui reste contre l’ennemi israélien.