Le martyr de Fallujah. …

Il y a aussi eu les conséquences des projectiles à l’uranium appauvri dont l’armée américaine a abondamment bombardé la ville. Depuis cette époque, le nombre d’enfants nés difformes est anormalement élevé, à Fallujah.

Il y en a dans presque toutes les familles : avant de quitter Fallujah, nous avons partagé quelques galettes de pain et du thé, chez le cousin d’Ahmad ; nous nous sommes assis sur une natte de paille tressée, et un des gamins de la maison a déposé devant nous un large plateau. Dans le coin de la pièce principale, où l’on accueille les visiteurs, j’en ai vus de ces monstres, couchés-là, recroquevillés sur eux-mêmes ; ces monstres au crâne enflé, aux yeux énormes, aux membres atrophiés, qui geignent et qui bavent… « Victimes collatérales ». J’en ai eu le cœur brisé.

Le cousin m’a vu les observer ; j’en suis gêné, comme honteux qu’il croie que je regardais ces enfants comme des bêtes curieuses. « Il n’y pas de mal à être dérangé par ce spectacle-là », m’a-t-il dit en me prenant par l’épaule. « Je ne suis pas offensé. Au contraire ! Ta sensibilité me touche. C’est comme ça ; Il n’y a rien à y faire… » J’ai pleuré avec lui. Nous avons mangé, silencieux, et je suis parti.

Il y a dix ans… Dix ans de souffrance et pas d’avenir devant eux. Aujourd’hui, tout recommence.

Irak Le troisième martyr de FallujahLe troisième martyr de Fallujah

 

À Fallujah, on se méfie du Califat.

Bien sûr, comme partout dans les régions sunnites d’Irak, on a d’abord accueilli Daesh en libérateur : depuis la chute de Saddam Hussein, les Chiite imposaient leur loi dans tout le pays. Mais, petit à petit, ces « libérateurs » sont apparus moins sympathiques, voire suspects…

« Après qu’on leur a livré la ville, ils ont commencé à arrêter tous les fonctionnaires. Pas seulement les Chiites. Les Sunnites aussi. Et ils les ont tués. », me raconte un vieil homme, un des notables de Fallujah, un vieillard à moitié édenté, chez lequel Ahmad et moi sommes cachés pour la nuit. « Mon propre fils, ils l’ont tué. Il n’occupait aucune fonction importante : c’était un petit employé de la ville ; il passait sa journée à tamponner des permis de conduire… Ils l’ont tué, simplement parce qu’il travaillait pour le gouvernement. Ils l’ont amené avec les autres, dans un terrain vague, et ils les ont tous abattus d’une balle dans la tête ! » Les yeux du vieil homme se remplissent de larmes ; sa voix s’enraye ; il me regarde, interdit, sans plus prononcer un son, tandis que ses lèvres bougent encore. Il réajuste sa coiffe, ce grand carré de toile blanche traditionnel, dont les pans retombent sur sa djellaba grise ; il baisse la tête et se tait.

« Ils avaient une liste », me souffle Ahmad, à voix basse. « Ils avaient les noms de tous les fonctionnaires, des policiers, de tous ceux qui travaillent pour la ville ou pour l’État. Ils en ont arrêtés beaucoup ; et ils les ont exécutés. Des Sunnites… Au début, ils jouaient les gars sympas ; on pensait qu’ils étaient honnêtes. Mais, après, on les a vus, en ville, les poches remplies de billets. Ils achetaient tout ce qu’ils voulaient, avec ce qu’ils ont pris dans les banques de Fallujah : ils ont vidé les banques. »

Je n’ai que quelques heures devant moi pour essayer d’appréhender ce qui se passe réellement ici et entendre les témoignages des familles hostiles aux islamistes. « On va essayer de sortir », m’annonce Ahmad. « Il ne faudra pas rester trop longtemps en rue ; c’est vraiment très dangereux : Daesh a des partisans et, même moi, ils sont prêts à me trahir. » Je demande si je pourrai prendre quelques photos. « C’est important, les photos. » Ahmad a l’air très ennuyé. Il regarde mon appareil, un Canon, de petit format… « Oui, c’est bon. Mais il faudra faire vite ; on va te repérer avec ça en main. »

L’aube arrive. M’affubler à nouveau de ce lourd keffieh qui me couvre le visage… Nous nous aventurons dans les rues de Fallujah ; Ahmad, deux de ses hommes, moi. Ici, c’est le quartier Jolan, dans le nord-ouest de la ville. Ahmad a grandi dans ce quartier ; il connaît presque tous les habitants. Son père n’est pas n’importe qui ; il est très respecté. Ahmad aussi : son passé de résistant lui garantit un grand prestige. Mais, quand même… Il faut rester prudent. Nous ne sommes pas à l’abri d’une dénonciation ; tout le monde essaie d’éviter d’avoir des problèmes avec Daesh, et certains pourraient saisir l’occasion pour se faire bien voir des islamistes en nous livrant à eux.

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