Mais, derrière cette façade presque « respectable » qu’offre Daesh, une partie des élites sunnites s’inquiètent et se sentent dorénavant prises entre le marteau et l’enclume, entre le gouvernement chiite de Bagdad et ce Califat aux velléités incertaines…
Fallujah, fille maudite de l’Euphrate
Fallujah, c’est une petite ville de la province d’Anbâr, une grosse bourgade qui compte à peine plus de 300.000 habitants ; beaucoup moins, aujourd’hui. À une cinquantaine de kilomètres de la capitale irakienne, Bagdad.
Elle s’étend sur la rive orientale de l’Euphrate, le fleuve mythique de l’antique Mésopotamie. C’est ici qu’est née la civilisation. Six millénaires et demi de guerre incessantes, de destructions d’empires qui se sont construits sur les ruines de leurs prédécesseurs, de conflits en chaîne qui ont modelé et façonné ce pays, et le caractère de ses habitants…
Après avoir franchi le Tigre, nous avons rejoint un autre véhicule, qui nous attendait sur la piste, à quelques kilomètres du pont, une vielle Mercédès beige, des années 1970’. Nous avons poursuivi en direction de Ramadi : toutes les entrées de Fallujah sont gardées par des check-points de Daesh, m’a expliqué Ahmad. Et les voitures sont systématiquement fouillées ; « S’ils te découvrent, c’est fini pour toi ! Couic ! ».
Mais, surtout, l’armée irakienne a pris position à l’est de Fallujah et bombarde les faubourgs jour et nuit ; et c’est là que se concentrent les combattants de Daesh. Ce détour était donc nécessaire. Nous avons ainsi franchi une première fois l’Euphrate, au nord de Ramadi.
Pour le repasser sur l’un des longs ponts qui enjambent le fleuve et par lesquels on accède alors à Fallujah, qui s’étend tout entière sur la rive est de l’Euphrate. Avant d’entrer dans la ville, Ahmad et moi avons changé de véhicule : lui, il s’est assis au volant de la berline ; moi, je me suis couché dans le coffre. Il y faisait une chaleur à cuire la pizza. « C’est maintenant que Dieu décide ! », s’est exclamé Ahmad.
De ce côté de la ville, les check-points sont réputés plus souples. C’est aussi un aspect de la politique de Daesh, qui s’est rendu sympathique auprès des populations sunnites en mettant fin aux fouilles intempestives et humiliantes que l’armée irakienne, à majorité chiite, pratiquaient il y a quelques mois encore.
Nous sommes entrés ; il faudra ressortir… Je n’oublie pas que, d’avril à septembre 2013, je suis resté otage d’une brigade islamiste en Syrie. Je ne cache pas une certaine anxiété…
Fallujah ressemble à toutes les villes du pays : des maisons cubiques de deux étages au plus, à toit plat, qui sert de terrasse, le soir venu, où l’on prend l’air un peu moins chaud de la nuit. Quelques immeubles à appartements, plus élevés. Des façades couleur sable, qui se confondent avec le désert. Presque pas de végétation. Un plan urbain très strict, quadrillé de rues bétonnées que le vent recouvre de nappes de poussière, donnant à l’ensemble un faux air de Far West, lorsqu’il pousse devant la voiture une boule d’épineux desséchés qui roule en travers du chemin.
Autrefois, on désignait Fallujah comme la « Ville des mosquées », dont plus de deux cents minarets striaient l’azure. Aujourd’hui, seuls quelques-uns s’étirent encore vers le ciel, lépreux, grêlés d’impacts et criblés de métal…
On se souvient, ici, à Fallujah, de ce matin de 1991 (Guerre du Golfe), lorsqu’une bombe lancée par un avion de guerre américain échoua sur un marché de la ville, massacrant plus de 1360 personnes, surtout des mères de famille qui faisaient leurs emplettes, accompagnées de leurs enfants les plus jeunes.
Tout le monde se rappelle aussi la conquête américaine de 2003, le long siège de 2004 et les combats très violents qui avaient détruit une partie de la ville, à l’époque déjà ; les bombardements de l’aviation et de l’artillerie américaine, les six mille habitants assassinés. Dix ans plus tard, les murs avaient été relevés et les trous dans les rues, rebouchés. Aujourd’hui, pour nombre de familles, tout est à refaire.
Mais ce n’étaient pas seulement les maisons qui avaient été détruites, il y a dix ans ; c’étaient aussi les vies des habitants : personne n’avait été épargné. Un frère, un fils, un enfant, une mère… Des morts, mais aussi des blessés. Il n’est pas rare, ici, à Fallujah, de rencontrer un groupe d’enfants de douze, treize ou quatorze ans, tous réunis pour la journée sous la garde d’une mère du quartier, tous dans leur chaise roulante. Ils étaient bambins, lorsque les États-Unis ont attaqué leur pays.