« Soixante-dix Dhs » : وقتاش يفرجها ربي

Par Yasmine NACIRI

J’appris que ce matin-là avait eu lieu une détention qui me fit beaucoup de peine, celle de Fatma, veuve et mère de quatre enfants. Sa bêtise, dans un monde qui s’est basé sur des régimes d’inégalités et d’ injustices sociales, avait été d’arracher quelques produits alimentaires  » de première nécessité » aux profiteurs du système consumériste. Quelle admirable injustice ! Quelle noble humiliation ! Quelle miséricorde absolue que d’être, en tant que vieille veuve nécessiteuse, ainsi arrêtée : Pour une boite de fromage Riki à la crème de lait, de la mortadelle de dinde Dindos, et quelques biscuits sucrés pour enfants. Or dans ce monde qui est nôtre, il n’y a que les pauvres qui sont châtiés. Fatma outrait hardiment la mélancolie de ses réquisitoires pour y cacher sa réelle inquiétude, transformant ainsi une histoire de vol à l’étalage dans un hypermarché, en une lutte poétique contre la vie. A petits traits, avec son élocution rude de femme abattue, elle me racontait d’une bonne voix absolue, l’immensité de sa détresse. 

 « Elle y est injuste cette société ma fille, qui a le pouvoir d’emprisonner les nécessiteux, qui ne sont plus que criminels et voyous. J’ai perdu mon mari Abderahman, dans un accident de travail il y a sept ans. Tout aurait été plus facile si j’avais été plus jeune. J’ai n’ai aucun revenu. Ma famille ne m’aide pas. Je souffre d’insomnies au point d’être foudroyée par une névralgie des plus brusques, à chacun de mes réveils. La pauvreté n’est pas vice benti, mais j’ai quatre bouches à nourrir. Il y a des jours où je suis dans la plus mortelle confusion, n’ayant pas dix dirhams qui puissent m’alimenter, mes enfants et moi. Plus jeune, je refusais nettement de vendre mon corps. Je voulais rester fidèle au serment que j’avais fait d’honorer la mémoire de mon défunt mari, sans jamais souiller sa pensée. On n’arrivait pas à s’en sortir, mais on faisait des réflexions sur les raisons qui empêchaient de l’être, et qui nous fussent demeurés paralysés dans ces violentes traversées de l’indigence, tout en gardant des valeurs solides. Aveugles mécanismes d’un atavisme social que d’embrasser le banditisme où la mendicité, comme uniques moyens de survie. 

 Un soir, par la bêtise d’une femme écrouée, je me rendis chez l’ancien patron de Abderrahmane Allah yrhmou, le compressant de questions, souhaitant ainsi connaitre les moindres détails de son accident. Mais la tragédie restait obscure. Il ne put que reprendre ce que je savais déjà par la police. Son grand argument contre la mort de mon mari était que, logiquement, la tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin. A cela, il répondit par des explications incohérentes, et ce n’était que mon mari, saisit par l’alcool, qu’on accusait d’avoir heurté un arbre, causant ainsi sa mort et celle d’un chauffard. Et pourtant, ce n’était pas lui. Ce ne pouvait pas être lui. Celui-ci ne pouvait pas être un alcoolique, encore moins un assassin. Que de questions obscures, que de problématiques insensées ? Comment n’avait-on jamais rien vu, aucune bouteille d’alcool, aucune odeur spiritueuse ? Comment de si effroyables aventures s’étaient-elles passées sans aucune preuve inculpant directement mon mari? Surtout, comment Abderrahmane, un homme de foi avait-il pu devenir un ivrogne au tempérament éthylique? Comment un chauffeur de trente ans d’expériences avait-il pu heurter un arbre en plein jour? Ce soir là, son patron tonnait contre toutes mes conspirations en haussant les épaules de colère et de crainte, au point de m’employer comme femme de ménage pour m’interrompre. Je ne voulais pas accepter, mais continuer une vie de zelta, vivre en torchon avec mes enfants, obligés de se mettre au travail à un si jeune âge, non !

 Seulement à partir de ce jour, il avait pris l’habitude de m’humilier sans raison. Honteuse de sentir les larmes me vaincre, je ne trouvais pas la force d’en parler, tellement une seule angoisse me taraudait le cœur; nourrir mes pauvres gamins. Et le mal était parti de là, la fureur m’avait brûlée, à contempler la danse de mes valeurs tachées, et à vivre dans cet air empoisonné d’indignités. Encore un instant, je regardais le visage de bonté que je gardais toujours, avec mon sourire douloureux d’égarée, toute émue d’attachement pour celui qui fut mon mari. Mon employeur quand à lui, semblait mener sa vie coutumière, le matin les difficultés de la direction dans une grosse boite, l’après midi les spas asiatiques à la mauvaise réputation, et le soir la luxure, les plaisirs, et les invitations à diner. Comme convives, tous ces hauts responsables pourris, qu’il corrompait intelligemment par des coupes de champagnes hors de prix, des boites claustrées ornées de pierres, et de grandes enveloppes scellées. Les invités, ainsi cachés sur l’envers de ce somptueux décor, humaient l’énergie du dirhams, et dégageaientla puissance du pourrissement. Martyrisé par un remord de complicité qui l’obsédait, et avec la volonté d’agir, le jardinier m’apprit avec beaucoup de tristesse que celui qui avait causé l’accident n’était que Slimane, le fils du patron. Ce dernier avait l’habitude de prendre la place de Abderrahmane au volant sous les encouragements de ses amis. Je maudissais Slimane, son père, ses copains, et ses semblables. Ma colère et mon exaspération, contenues depuis très longtemps, se transformaient peu à peu en une haine barbare et sanguinaire. Une haine meurtri que je ne contrôlais plus. Et la chose incontestable, cohérente du reste, était que ces gens là, se liquéfiaient d’âme et d’esprit, n’étant plus qu’un liquide maléfique dépouillés de toute parcelle d’humanité. Comment pouvaient-ils être humains? Ce à quoi mon mari avait toujours aspiré, à savoir que les autres le respectent, lui devenait impossible là où il était. Il ne servait plus à rien de crier son innocence, personne ne voulait me croire. Car ceci maintenant est la société. 
Abderahmane, ce pauvre travailleur au cœur innocent, si bon et si droit, profané maintenant de la tare insoutenable du meurtre. J’espère que son âme doucereuse reposera en paix.  Toutes ces irrégularités me choquaient et m’attristaient hardiment. J’expirais de la rancune rouge. Une rancune qui saisissait mes réprimandes profondément contre toute une race de voleurs assoiffés, en marche depuis des années à travers les misérables, dont ils aspirent le sang, et souillent la réputation, comme des parasites intestinaux, allant quand même, sous les humiliations et les percussions, à la conquête avérée d’un monde qu’ils possèderont un jour par la force impérieuse d’un argent crasseux. Tout ce que je peux te dire ma fille c’est وقتاش يفرجها ربي  »  

 C’était sans doute la mort de Abderrahmane, ce poète perdu, transcrivant ses derniers souffles d’amour pour Fatma, qui l’émouvait vaillamment. Par quels chemins biscornus, vers quelle traversée aride, sur quel sommet inconnu, dans quelles cavités inexplorées fourmillante de tapis magiques cette société nous conduira-elle? Nous conduira-elle à la névrose? A l’obscurantisme? Vers une déconstruction sociale? Aux tercets populaires de Psy? Et qu’est ce que réellement l’injustice? Voilà une question qui m’intrigue. Ah ! Ces injustices pour ce bas monde, par ses souffrances faites de crapulerie, et de corruption, lorsqu’une veille veuve est arrêtée pour avoir détourné 70 dirhams de produits alimentaires afin de nourrir ses enfants, alors que beaucoup arpentent les rues en toute impunité pour avoir détourné des millions de dirhams. Pourquoi encore l’impunité absolue dont jouissent ces truands frauduleux avec leur progéniture criminelle et débauchée?

Pour une fois….Il n’y a rien à dire….

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