La création d’une armée islamiste internationale : Casey, la BCCI et l’instrumentalisation d’al-Qaïda
Dans les années 1980, l’utilisation de la CIA par son directeur, William Casey, dans le but de promouvoir ses vues en Afghanistan est un autre exemple significatif illustrant comment la CIA est devenue un paravent pour la violence autorisée. À l’époque, les initiatives afghanes de Casey suscitaient les inquiétudes des agents autant que des analystes de la CIA, y compris ses directeurs adjoints Bobby Ray Inman et John McMahon.35 Mais ces préoccupations ne dissuadèrent point Casey de prendre d’importantes décisions concernant la campagne afghane, des décisions de haut niveau, élaborées lorsqu’il rencontrait en secret des responsables étrangers en dehors des canaux réguliers. Parmi eux, nous pouvons citer Agha Hasan Abedi, proche conseiller du général Zia [alors Président du Pakistan] et directeur de la Bank of Credit & Commerce International [BCCI], ce qui nous importe plus que sa proximité avec le Président Zia :
« Abedi contribua à organiser les séjours de Casey à Islamabad, et il rencontra le directeur de la CIA lors de ses visites à Washington. Habituellement, Abedi séjournait dans un hôtel et Casey le rejoignait dans sa suite. Les deux hommes, qui se rencontrèrent épisodique- ment pendant trois ans, passaient des heures à parler de la guerre en Afghanistan, des ventes d’armes Iran-Contra, de la politique pakista- naise et de la situation dans le golfe Persique. »36
Plus tard, la CIA déclara n’avoir aucune trace de ces rencontres dans ses archives. Ayant enquêté sur cette relation, des membres du cabinet du sénateur John Kerry conclurent que Casey, dans ses tractations avec Abedi, aurait pu agir non pas en tant que directeur de la CIA, mais comme conseiller du Président Reagan. Ainsi, ses actes étaient « non documentés, totalement réfutables et en fait irrécupérables ».37 (Il est possible que les tractations de Casey avec la BCCI aient pu dépasser le simple cadre commercial. En effet, le « pipeline » d’armes destinées à l’Afghanistan aurait concerné des fonds circulant par une filiale de la BCCI localisée à Oman, dans laquelle Bruce Rappaport, le partenaire en affaires et ami proche de Casey, avait des intérêts financiers.)38
Indiscutablement, la BCCI donna à Casey l’opportunité de conduire des opérations hors registres, comme les ventes d’armes Iran-Contra, dans lesquelles cette banque était étroitement impliquée. Mais le soutien à la résistance des moudjahidines contre les envahisseurs soviétiques en Afghanistan fut de loin la plus importante de toutes ces opérations et, encore une fois, la BCCI y joua un rôle de premier plan. Casey eut plusieurs autres entretiens organisés par Abedi avec le général Zia au Pakistan39, ainsi qu’avec les chefs des renseignements saoudiens Kamal Adham et le prince Turki ben Fayçal (tous deux actionnaires de la BCCI). À l’issue de ces rencontres secrètes, le prince Turki distribua plus d’un milliard de dollars en liquide aux guérillas afghanes, ces dernières recevant une somme équivalente de la part de la CIA. « Lorsque les Saoudiens fournirent le financement, l’administration [US] réussit à contourner le Congrès. »40 Dans le même temps, « la BCCI prit en charge les transferts de fonds à travers ses filiales pakistanaises et servit d’agence de recouvrement pour le matériel de guerre et même pour les bêtes de somme des moudjahidines. »41 :
« Il était relativement facile d’avoir accès à l’argent débloqué par la CIA. Des sacs remplis de dollars étaient acheminés par les airs au Pakistan et transmis au général Akhtar Abdur Rahman, le directeur de l’ISI [Inter-Services Intelligence, la Direction pour le renseignement inter-services]. Rahman déposait alors cet argent dans des comptes de l’ISI à la Banque nationale du Pakistan, à la Bank of Credit & Commerce International (BCCI) sous contrôle pakistanais et à la Bank of Oman (dont un tiers appartenait à la BCCI). »42
Malgré tout, il n’y a pas une seule référence à la BCCI dans Ghost Wars, le livre de Steve Coll qui retrace pourtant de manière exhaustive l’histoire de la campagne menée par la CIA en Afghanistan. Il n’est pas non plus fait mention de cette banque dans l’excellent livre du même auteur, The Bin Ladens, bien qu’il nous fournisse une description approfondie des transferts « d’argent liquide du gouvernement vers le Pakistan » organisés par le prince Turki.43
La collusion de Casey avec la BCCI ne constituait pas une simple opération clandestine avec un organisme bancaire; c’était une opération secrète hors registres de plusieurs milliards de dollars avec une banque criminelle accusée, y compris par ses propres membres, «d’implication internationale dans des livraisons de drogue, de contrebande d’or et de secrets militaires volés, d’assassinats, de malversations, d’extorsion, d’opérations secrètes de renseignement et de ventes d’armes. Ces crimes constituaient le champ d’action d’un groupe composé d’agents financiers, d’unités paramilitaires, d’espions et d’hommes de main qui menèrent les plus sombres opérations de la BCCI à travers le monde. Ce groupe, basé à Karachi, était également impliqué dans la corruption. »44
Sur le plan historique, la décision apparemment unilatérale de Casey d’utiliser la BCCI a eu des conséquences durables et importantes. L’une d’entre elles fut que Gulbuddin Hekmatyar, l’un des principaux « clients narcotiques » de la BCCI en Afghanistan et au Pakistan, émergea dans les années 1980 comme une figure dominante dans le trafic de l’héroïne afghane, qui continue d’affecter le monde entier. Hekmatyar bénéficiait alors de la protection du général Zia.45 (Selon Alfred McCoy, la BCCI « joua un rôle crucial dans la facilitation des transferts de fonds générés par l’héroïne pakistanaise, qui en 1989 atteignaient 4 milliards de dollars, soit une somme plus élevée que les exportations légales du pays. »)46
La deuxième conséquence a été que de nombreux fonds de la CIA destinés aux moudjahidines afghans furent en réalité siphonnés par l’ISI, puis redirigés vers les Kahn Research Laboratories (KRL) pour la mise au point réussie de la bombe atomique pakistanaise. « Bien qu’en Europe, la communauté des renseignements ait régulièrement lancé des mises en garde contre des activités malveillantes entre la BCCI, la BCCI Foundation et KRL, l’administration Reagan persistait à nier le problème. »47 En conséquence, le directeur de ces laboratoires, Abdul Qadeer Kahn, « créa un vaste réseau qui a diffusé le savoir-faire nucléaire en Corée du Nord, en Iran et en Libye. »48 En 2008, le gouvernement suisse aurait saisi et détruit, depuis les ordinateurs d’un seul membre de ce réseau, des plans pour confectionner une bombe atomique ainsi que des manuels expliquant comment fabriquer de l’uranium militarisé pour les têtes nucléaires. Mais les enquêteurs craignaient alors que ces plans et ces manuels ne fussent encore en circulation sur le marché noir international.49
La troisième conséquence a été qu’en Afghanistan, Casey a pu contribuer à mettre sur pied une légion de combattants appelés les « Arabes afghans », même si la hiérarchie de la CIA à Langley « jugeait cela imprudent. »50 Il est ici question de la légion étrangère qui se rebaptisa al-Qaïda en 1988.51
Telles peuvent être les conséquences d’opérations secrètes malavisées, conçues par des factions ne regroupant qu’un nombre de personnes très restreint !
La responsabilité́ des États-Unis dans l’afflux mondial d’héroïne
Voici encore un autre fait tellement étranger à notre perception habituelle de la réalité que j’ai moi-même du mal à le garder à l’esprit : la politique étrangère secrète des États-Unis a été jusqu’à présent la première cause de l’afflux de drogues illicites à travers le monde. Il est nécessaire de se pencher quelques instants sur l’héritage laissé par les narcotrafiquants de la CIA dans seulement deux zones géographiques du globe – le Triangle d’Or et le Croissant d’Or. En 2003, selon les Nations Unies, ces deux régions produisaient à elles seules 95 % du volume de l’opium mondial, et elles regroupaient 91 % des zones utilisées pour cette production illicite. (Ajoutez à ces régions la Colombie et le Mexique, deux autres pays dans lesquels la CIA a travaillé avec des trafiquants de drogue, et vous trouvez 96,6 % des zones de culture et 97,8 % de la production estimée.)52
Les opérations clandestines de la CIA n’ont pas été l’unique cause de cet afflux d’opium et d’héroïne. Mais la protection de facto, par l’implication de la CIA, de certains secteurs du trafic d’opium est clairement un facteur historique majeur du fléau qu’est aujourd’hui le crime organisé. Dans les années 1950, lorsque la CAT – une compagnie aérienne de la CIA – débuta ses vols secrets en Birmanie, cette zone produisait environ 80 tonnes d’opium par an. En une décennie, cette quantité dans le Triangle d’Or avait peut-être quadruplé et, durant la guerre du Vietnam, elle a atteint à un certain moment les 1 200 tonnes par an. De plus, en 1971, on recensait au moins sept laboratoires d’héroïne dans cette région. L’un d’eux, proche de la base de la CIA située à Ban Huay Xai au Laos, fabriquait annuellement environ 3,6 tonnes d’héroïne.53
La production d’opium en Afghanistan a augmenté encore plus rapidement suite aux opérations qui y ont été menées par les États- Unis. Elle a très vite grimpé en flèche dans cette zone : de 200 tonnes (métriques) en 1980, la première année de soutien US au moudjahidine et trafiquant de drogue Gulbuddin Hekmatyar, elle est passée à 1 980 tonnes en 1991, lorsque les États-Unis et l’Union soviétique s’étaient mis d’accord pour mettre fin à leurs interventions.54 Après 1979, l’opium et l’héroïne d’Afghanistan sont pour la première fois entrés en force dans le marché mondial et sont passés de 0 à 60 % de la consommation états-unienne en 1980.55 Au Pakistan, il y avait très peu de personnes toxico-dépendantes en 1979 ; on en dénombrait 800 000 en 1992.56
En 2000-2001, les Talibans avaient pratiquement éliminé la production d’opium dans les zones qu’ils contrôlaient en Afghanistan. Elle était ainsi retombée à 185 tonnes en 2001. La quasi-totalité de cette quantité venait du nord-est de l’Afghanistan contrôlé par l’Alliance du Nord, qui était impliquée dans le trafic de drogue et qui devint cette année-là l’alliée des États-Unis dans leur invasion. De nouveau, la production grimpa en flèche après l’intervention US en 2001, en partie parce que les États-Unis recrutèrent d’anciens trafiquants de drogue comme soutiens dans leur offensive. De 3 400 tonnes métriques en 2002, elle s’accrût considérablement de sorte qu’en « 2007, l’Afghanistan fabriquait la quantité impressionnante de 8 200 tonnes d’opium (34 % de plus qu’en 2006), devenant pratiquement l’unique fournisseur mondial de la drogue la plus mortelle (93 % du marché global des opiacés). »57
Le fait évident – mais rarement reconnu – voulant que les aspects clandestins de la politique US aient été un facteur majeur dans les flux actuels de drogue ne signifie pas, bien sûr, que les États-Unis contrôlent les situations qu’ils ont engendrées. En revanche, comme l’a écrit pour la Brookings Institution un expert de l’intervention US en Afghanistan en 1979-1980, « la lutte contre la drogue a visiblement été subordonnée à des objectifs plus vastes ».58 Le Congrès n’a rien fait pour inverser ces priorités, et il n’est pas près d’agir dans ce sens.
La CIA a sa part de responsabilité dans l’augmentation de la production mondiale de drogue, mais aussi dans l’important trafic de stupéfiants aux États-Unis. Ceci fut démontré par deux inculpations prononcées par le département de la Justice des États-Unis au milieu des années 1990. En mars 1997, Michel-Joseph François, le chef de la police d’Haïti soutenu par la CIA, fut inculpé à Miami pour avoir aidé à faire entrer illégalement aux États-Unis 33 tonnes de cocaïne et d’héroïne colombiennes. Le Service d’Intelligence National haïtien (SIN), que la CIA a contribué à créer, fut également visé par l’enquête du département de la Justice qui avait conduit à ces mises en examen.59
Quelques mois auparavant, le général Ramon Guillen Davila, le directeur d’une unité anti-drogue créée par la CIA au Venezuela, fut inculpé à Miami pour avoir introduit clandestinement aux États-Unis une tonne de cocaïne. Selon le New York Times, « la CIA, malgré les objections de la Drug Enforcement Administration [DEA], approuva la livraison d’au moins une tonne de cocaïne pure à l’aéroport international de Miami comme moyen d’obtenir des informations au sujet des cartels de la drogue colombiens ». Le magazine Time rapporta qu’une seule cargaison représentait 450 kilos, précédée de livraisons « totalisant presque 900 kilos ».60 Mike Wallace confirma que « l’opération d’infiltration menée conjointement par la CIA et la Garde Nationale les conduisit à l’accumulation rapide de cette cocaïne, [et que] plus d’une tonne et demie fut transportée clandestinement de la Colombie vers le Venezuela ».61 Au total, selon le Wall Street Journal, le général Guillen aurait pu avoir acheminé illégalement plus de 22 tonnes de drogue.62Néanmoins, les États-Unis n’ont jamais demandé au Venezuela l’extradition de Guillen pour le juger. De plus, lorsqu’en 2007 il fut arrêté dans son pays pour avoir planifié l’assassinat d’Hugo Chavez, son acte d’accusation était encore maintenu sous scellés à Miami.63 Pendant ce temps, l’officier de la CIA Mark McFarlin, que l’ancien directeur de la Drug Enforcement Administration (DEA) Robert Bonner avait aussi voulu faire inculper, n’a jamais été inquiété par la justice ; il démissionna simplement de l’Agence.64
François et Guillen faisaient partie d’un réseau d’organisations de renseignement interconnectées et impliquées dans le trafic de drogue, toutes implantées au sud des États-Unis. Ces organisations incluaient alors le SIN de Vladimiro Montesinos au Pérou, le G-2 de Manuel Noriega à Panama, le G-2 de Leonidas Torres Arias au Honduras et enfin la DFS de Miguel Nazar Haro et de Fernando Gutiérrez Barrios au Mexique – cette dernière étant sans doute la plus importante.65
Cependant, le cas de Guillen dépasse tous les autres par son ampleur, et aussi parce que la CIA avait clairement enfreint la loi dans cette affaire, comme l’expliqua l’ancien directeur de la DEA Robert Bonner dans l’émission 60 Minutes :
« [Mike] Wallace [voix-off] : Jusqu’au mois dernier, le juge Robert Bonner était à la tête de la Drug Enforcement Administration, la DEA. Et il nous a expliqué que seul le directeur de la DEA disposait de l’autorisation pour approuver le transport dans ce pays de tout produit stupéfiant illégal (comme la cocaïne), et ce même si c’est la CIA qui fait entrer la drogue.
Juge Bonner : Laissez-moi le dire ainsi, Mike : s’il n’y a pas eu aux États-Unis d’approbation de la DEA ou d’une autorité judiciaire appropriée, alors c’est illégal. On appelle cela du trafic de drogue. On appelle cela de la contrebande de drogue.
Wallace : Donc ce que vous êtes en train de nous dire, c’est que la CIA a violé la loi ; c’est aussi simple que ça.
Juge Bonner : Je ne pense pas qu’il existe une autre manière de le qualifier, en présumant que la CIA en avait connaissance, cette présomption étant selon moi fondée. Au minimum, elle a participé en donnant son approbation ou en le tolérant. (Images de Wallace, Bonner et du logo de la CIA)
Wallace [voix-off] : Le juge Bonner nous dit qu’il est parvenu à cette conclusion après deux ans d’enquête secrète menée par le Bureau de la responsabilité professionnelle de la DEA, avec la collaboration de l’inspecteur général de la CIA. »66
Selon le Time, « le but avoué de ce plan était d’aider l’un des agents du général vénézuélien [Guillen] à gagner la confiance des barons de la drogue colombiens », du cartel de Medellin plus précisément.67 Mais en facilitant des livraisons de plusieurs tonnes, la CIA devenait un acteur de la scène narcotique colombienne (tout comme elle devint partie intégrante du triangle de la drogue entre la Birmanie, le Laos et la Thaïlande dans les années 1950, ainsi que nous le verrons plus tard). Comme je l’ai écrit dans Drugs, Oil and War :
« La CIA peut souligner son rôle dans les arrestations ou les éliminations d’un certain nombre de trafiquants colombiens – et c’est d’ailleurs ce qu’elle fait. En réalité, ces interpellations n’ont pas diminué le flux de cocaïne vers les États-Unis, qui au contraire a atteint de nouveaux sommets en 2000. Cependant, l’Agence a institutionnalisé la relation entre les autorités policières et judiciaires et les cartels rivaux ; elle a visiblement contribué à la hausse de la violence urbaine entre les cartels.
Le véritable objectif de la plupart de ces campagnes, comme aujourd’hui le Plan Colombie, n’a jamais été l’idéal sans espoir de l’éradication de la drogue. Il a plutôt consisté à modifier la répartition du marché, c’est-à-dire à cibler des ennemis spécifiques pour s’assurer que le trafic de drogue reste sous le contrôle des trafiquants alliés à l’appareil de la sécurité d’État en Colombie et/ou à la CIA. Cette analyse confirme l’appréciation qu’exposa une décennie plus tôt l’enquêteur du Sénat Jack Blum. Selon lui les États-Unis, au lieu de combattre une conspiration narcotique, étaient ‘de façon subtile (…) devenus un acteur de cette conspiration’. »68
Le fait que, deux décennies auparavant, la CIA commença à faciliter des livraisons massives de cocaïne nous incite à prendre au sérieux les allégations récentes d’un général russe, selon lesquelles « la drogue est souvent transportée hors d’Afghanistan par des avions US. »69 Nous étudierons cette question à la fin du livre.