Par Sami SHERIF
Abdellatif Laâbi, l’un des grands intellectuels et l’un des activistes politique les plus en vue du Mouvement révolutionnaire marocain des années soixante et soixante-dix, se dévoile dans un ouvrage où il essaie de se réconcilier avec l’histoire. Lui qui était un marxiste léniniste ayant un penchant trop marqué pour les convictions de Pol Poth et de Kyou Sanphan, maîtres à penser des Khmers Rouges du Cambodge des années 70, essaie de se montrer dans un autre « aspect vestimentaire », cette fois-ci couleur rose plutôt que rouge, celui d’un critique éclairé des institutions tant décriées auparavant avec force et rejet total, mais approchées cette fois-ci avec un ton d’un « politique ayant presque atteint la maturité ». A le lire, on découvre que la souffrance, l’âge et l’argent peuvent avoir raison de l’emportement inconscient d’une certaine phase de son histoire pendant laquelle le vagabondage intellectuel pourrait être fatale de par le risque qu’il comporte même pour un grand poète et écrivain de la stature de Laâbi…Lisons attentivement l’essentiel de ce qu’à écrit Si Abdellatif dans son dernier ouvrage dédié non pas à ceux auxquels s’adressent habituellement les politiciens, mais plutôt à des lecteurs pouvant être attentifs à un discours d’intellectuels rompant « le silence ambiant » !
Dans un pays en développement où l’on s’est habitué à voir les intellectuels se replier dans leurs coquilles et se résigner au silence, est sorti Abdellatif Laâbi pour interpeller le chef de l’Etat, le peuple, les partis, les leaders du projet démocratique et moderniste … ouvertement et sans tournures, voulant montrer du doigt les incontournables questions et problématiques sociales auxquelles il conviendrait d’urgence selon lui, à trouver des réponses adéquates. D’après Si Abdellatif, ce silence suspect, dont l’existence est reconnue dès le début du livre et sur lequel il revient dans plusieurs passages ultérieures pour lui trouver les raisons d’être, est l’une des causes du marasme et de la sclérose de la société marocaine. C’est pour affermir sa tentative de rompre ce silence qu’il annonce qu’il s’adresse par ce texte à un lecteur ignoré habituellement par les intellectuels, mais que les politiciens essayaient toujours d’approcher. D’où la différence qu’il établit entre discours d’intellectuel et discours de politicien. Cette séparation entre les deux types de discours, trouve son explication dans les finalités des intervenants. Ainsi le politicien chercherait-il quand il s’adresse aux gens à les mobiliser autour de lui et à les satisfaire, ne serait-ce que verbalement, alors que l’intellectuel quand il le fait, il n’entrevoit nullement cet objectif, situant ainsi son activité sur une toute autre échelle.
Dans ce dernier livre consacré à « Un Autre Maroc », Laâbi présente la problématique relative aux secteurs stratégiques de la construction de l’être marocain, ceux de l’enseignement, de la culture et de la recherche scientifique et la place qui leur revient dans le projet démocratique dont il revendique la reformulation. Au secteur de l’enseignement, il reconnait une importance incontournable en réclamant qu’il est urgent de revoir les méthodes pédagogiques et le contenu de l’enseignement dispensé aux élèves et aux étudiants, chose qui permettra aux marocains de trancher définitivement sur le caractère de classe de l’enseignement actuel basé sur des écoles privées pourvues de moyens et destinées aux enfants de riches et d’autres largement marginalisées destinées aux fils de pauvres.
L’auteur de « L’Œil et la Nuit » reconnait que les dernières années ont été riches d’évènements dont le plus important est celui du « Printemps Arabe », mais dont les résultats ont été médiocres. Il revient sur un certain nombre de questions à la fois épineuses et virulentes sur la personnalité du Roi Mohamed VI qu’il compare à feu son père Hassan II, questions pour lesquelles il s’estime incapable de fournir des réponses sûres ou crédibles.
Il considère que « la personnalité du chef de l’Etat est insaisissable ». « La façon dont sont écrits ses discours et la dimension volontariste de ses décisions politiques; -dit-il-, m’incitent à poser une multitude de questions », en l’occurrence celle de savoir pourquoi au départ de son règne, les directives qu’il avait données renvoyaient à une rupture définitive avec les anciennes méthodes de gouvernement, alors qu’à la fin tout s’est-il éclipsé progressivement? Pourquoi a-t-il tourné le dos par rapport à ce que « nous avions considéré comme choix irréversibles quant à la gouvernance et la ferme volonté de corriger les fautes dans un but de garantir les droits et les libertés » et pourquoi « s’est-il juste après inscrit dans une logique n’excluant pas le recours à des pratiques s’approchant de plus en plus de celles des années de plomb » ?? Et pourquoi « le chef de l’Etat est-il demeuré l’un des grands opérateurs dans le monde de la finance et des affaires jusqu’à devenir le premier investisseur et le premier bénéficiaire d’une économie de marché où le respect des règles de transparence et de libre concurrence est devenu presque facultatif? » Et « pourquoi ne s’est-il toujours pas débarrassé des vieux rituels, tels que le baisemain et la fête d’allégeance? »
Sur le volet théorique, Laâbi réaffirme qu’il croit toujours à la méthodologie marxiste d’analyse qui ; dit-il, le pousse à conclure que ce sont les intérêts de classe qui déterminent les choix politiques, économiques et sociaux des protagonistes de la vie publique. Il ne tarde pas après quelques pages sur la littérature méthodologique marxiste, à revenir au jeu des questions-réponses dont il tire un plaisir trop voyant. L’on a l’impression qu’il s’amuse à poser des questions en donnant l’impression qu’il en improvise les réponses, qui d’ailleurs sont presque connues avant même qu’il ne les prononce! Cet appel répété à cette technique lui viendrait de son souci pédagogique lui collant à la peau depuis qu’il était enseignant au lycée et prisonnier voulant vulgariser nombre de textes et de théories aux yeux de ses « colocataires » !
Et Laâbi de poser encore des questions : celles de savoir si le Roi Mohamed VI ne serait-il pas une victime du régime qu’il avait hérité? Et si l’enseignement et l’éducation qu’il avait subis et la culture qu’il avait acquise et ses relations avec son entourage ont-ils eu ou non une influence sur les décisions qu’il a prises et sur son modèle de gouvernement?
L’auteur du roman «Les Rides du Lion», considère que le débat sur le combat pour les libertés individuelles a connu une ampleur telle qu’il est devenu incontournable ces dernières années. Il ne manque pas l’occasion d’attirer l’attention sur la liberté de conscience qui s’identifie à celle de croyance, en soulignant les hésitations pour la défendre, relevées chez nombre d’activistes, qu’ils soient défenseurs des droits de l’homme ou militants pour le projet moderniste et démocratique.
De son avis la liberté de croyance est un privilège au sein de la société quand on la consacre comme principe reconnu pour assurer la coexistence de toutes les couches de la société et une règle garantissant le pluralisme et le respect du droit à la différence. En fin, Laâbi souligne que l’on ne devrait pas comprendre la laïcité comme athéisme ou hostilité à l’égard des croyances et des pratiques religieuses, mais, au contraire, elle doit être comprise comme un devoir, une obligation imposée à l’Etat pour qu’il garantisse à ses citoyens le droit d’exercer leurs croyances comme ils l’entendent, y compris naturellement à ses citoyens athés qui doivent bénéficier des mêmes droits.
Ce livre est à lire tant qu’il permet de découvrir que l’imminent professeur de français au « Lycée les Orangers » à Rabat, a calmé visiblement son ancienne ardeur contre l’unité territoriale de son pays et ses institutions. Les quelques griefs qu’il maintient à leur égard restent du domaine du supportable et peuvent être facilement réfutés, surtout lorsqu’il s’agit de ceux portant sur quelques anciens aspects rituels de la monarchie marocaine qui n’ont d’importance que sur le volet formel. Quant à son interrogation sur la présence du Roi sur la scène économique nationale comme l’un des opérateurs les plus importants du secteur de la finance et des affaires, nous somme septiques sur la capacité de l’auteur à nous livrer une réponse valable à cette question : Où voudrait-on que notre Roi investisse son épargne?
Sami Shérif
Les maux de la nation, le poète Lâabi a bien su les identifier. en premier celui du silence des élites intellectuelles. Silence complice?
Effet de la crise tous azimuts qui nous frappe de plein fouet? Ou forme d’autisme qui fait qu’on s’identifie aux oppresseurs?
A l’échelle du pays, le Maroc a mal de son enseignement, épine dorsale à tout développement qui se veut authentique et durable. Notre école tel qu’elle fonctionne souffre de carences multiples qui font qu’à la fin elle produit des illettrés d’un nouveau genre: alphabétisés mais qui peuvent être dangereux.