Par Kenza SEFRIOUI ( journaliste à Libération)
C’est une pionnière. Fatema Mernissi a étudié dans l’une des premières écoles mixtes, avant de poursuivre ses études en France et aux Etats-Unis. Elle est la principale figure féminine de la sociologie au Maroc, qu’elle a enseignée à l’Institut universitaire de recherche scientifique de Rabat. Ses essais, qui portent surtout sur la condition féminine au Maroc et dans le monde arabe, mais aussi sur le rôle de la société civile et sur l’islam numérique, ont été traduits dans de nombreuses langues, dont le chinois et le malayalam, langue de la province indienne du Kerala. Elle récuse le terme de militante, préférant le silence, plus propice à la créativité, mais a fondé les Caravanes civiques et le collectifFemmes, familles, enfants . Elle a aussi lancé la collection Approches, aux éditions Le Fennec. Elle jongle avec aisance entre l’arabe, le français et l’anglais. Elle est aussi familière des réalités contemporaines que des grands textes classiques. Forte de près de cinquante années d’observation du monde arabe, Fatema Mernissi porte un regard généreux et plein d’optimisme sur les mouvements de sa jeunesse. [Voici les réponses qu’elle a consacrées aux questions que Libération lui a posées]
Vous avez beaucoup travaillé sur la situation des femmes et sur les moyens de leur libération. Quelle est selon vous l’évolution majeure de la condition féminine au Maroc et dans le monde arabe? Depuis 1991, j’ai arrêté de travailler sur la femme et j’ai commencé à travailler sur l’islam numérique, pour une raison simple : on a vu la première guerre du Golfe sur CNN, et on se réveillait à trois heures du matin pour voir les bombes sur Bagdad. Six mois après, il y a eu la première télévision panarabe, MBC, puis, en 1996, Al Jazira. Depuis, il y a plus de cinq cents satellites panarabes. J’ai réalisé qu’il n’y avait plus de séparation entre le public et le privé. Dans l’islam, l’espace privé, c’est celui de la femme ; l’espace public, l’argent, la politique et l’économie, etc., c’est celui de l’homme. Or cette séparation a été détruite par les médias satellitaires : il suffit d’avoir la parabole et, dans chaque maison, la femme regarde un feuilleton turc ou la vedette qui lui plaît devant son mari. J’ai pensé que ça allait être une révolution fondamentale dans les mentalités. Il y a eu aussi l’accès massif des femmes aux médias et aux moyens de communiquer. Elles ne transmettaient pas seulement les nouvelles, mais elles les fabriquaient, et étaient devenues des vedettes.
Cette évolution technologique a-t-elle eu un impact sur le Printemps arabe? Pour moi, la révolution des jeunes de 2011 montre enfin cette transformation radicale de la culture, des mentalités et des repères, qu’ils soient sexuels, politiques ou économiques. Pour réaliser ce qui s’est passé, il faut vous rappeler que tous les contes des Mille et Une Nuits se terminaient par cette phrase: «L’aube attrapa Shéhérazade et elle se tut, car c’était la fin de la parole permise».
Shéhérazade ne parlait pas la journée, parce que c’est l’homme qui parle la journée. Elle ne peut parler que la nuit. Maintenant, Shéhérazade parle sur Al Jazira non stop! Les productrices d’émissions sont d’une agressivité incroyable ! Elles vous coupent un chef d’Etat comme rien du tout ! On ne peut pas comprendre ce qui s’est passé dans les rues lors de la Révolution du Jasmin ou du Printemps arabe, si on ne se rappelle pas que la technologie a déjà détruit les rapports de force et les rapports de soumission horizontale. On a l’air de découvrir Facebook, mais les satellites avaient commencé bien avant : dans la majorité des télévisions, on pouvait appeler ou envoyer des SMS. L’interactivité était déjà là. Les jeunes sont nés dans un espace interactif.
Quels sont les autres apports de la technologie au niveau de la société? La technologie est un moyen de démocratiser les rapports entre les gens. Par exemple, les statistiques disent que les Marocains sont illettrés. Mais les statistiques de l’Etat, c’est de la blague. Quand j’ai écrit Les Sindbads Marocains, je suis allée à Zagora, et j’ai voulu acheter un miroir. Le vendeur m’a demandé 200 dirhams, j’ai dit 100 dirhams. Il m’a dit: «Non. Tu peux aller voir le prix sur mon site web parce que je n’ai pas de temps pour des gens comme toi ». Je lui ai dit: «Ah bon? Tu as un site?» Il m’a répondu: «Toi, tu as une voiture, un ordinateur, un téléphone, tu communiques avec la planète. Moi, je n’ai rien du tout. Ma vie dépend du touriste qui vient m’acheter mon artisanat. Donc j’ai besoin d’avoir un site pour montrer mes produits». Je suis restée baba et lui ai demandé ce qu’il avait répondu au dernier recensement. Il m’a dit qu’il avait répondu illettré, parce que s’il avait répondu alphabétisé, on lui aurait demandé quel diplôme il avait. Or il n’avait pas de diplôme et avait tout appris grâce à internet. Il parlait l’anglais et l’allemand, qu’il avait appris en regardant la télévision et en lisant de petits manuels, tels que L’Anglais en 5 jours. Donc les technologies ont permis aux gens d’être alphabétisés en dehors de l’école, qui est une semi-prison de l’esprit, puisque les profs n’ont pas bougé et ne connaissent pas l’interactivité. Et puis elles ont permis la remise en question de tous ceux qui détiennent le pouvoir, toute sorte de pouvoir. Dans le domaine économique aussi. J’ai fait une enquête sur une jeune femme qui vit dans le quartier populaire de Hay Karima, très modeste. J’ai été la voir chez elle. Elle a terminé sa thèse et travaille à des enquêtes. Elle vit dans une chambre minuscule avec sa grand-mère. La grande transformation de sa vie, c’est qu’elle a pu acheter un ordinateur portable avec une clé Inwi qui pour 10 dirhams, lui donne accès à internet pour 24 heures. Avant, elle payait 5 dirhams l’heure au cyber. Elle n’a pas d’espace privé, ni beaucoup d’argent, mais elle a la possibilité de se connecter avec le monde. Elle publie ses articles sur internet. Quand j’avais 23 ans, je n’avais pas cette possibilité. Envoyer une lettre coûtait beaucoup d’argent. Téléphoner coûtait extrêmement cher.
Qu’est-ce qui fait, pour vous, la spécificité du mouvement du 20 février? Dans le Livre des Fous (Kitâb al-Hamqâ’) , Ibn Jawzi dit qu’on reconnaît que quelqu’un est fou parce qu’il répond rapidement! Mais on assiste à l’émergence d’une société basée sur un leadership fondé sur l’écoute, et non sur le cri ni la violence. D’ailleurs, en islam, il n’y a pas de centre, de personne sacrée. Même Mohammed est «bacharoun mithloukoum, un être humain comme vous». Comme il n’y a pas de hiérarchie pyramidale, on crée le leadership en se faisant aimer de ceux qui obéissent : «Pacifiez les rapports avec autrui (yassiru). Ne compliquez pas les choses (lâ tu’assiru)». C’est le hadith du Prophète rapporté par Bukhari dans son Sahîh.
Pour moi, c’est l’effondrement de tous les pouvoirs de domination et la réémergence de la nécessité de négocier avec ceux qu’on dirige : ce sont des partenaires et non pas des esclaves. Donc un autre système est en train de se fabriquer. On me dit: «il n’y a pas de leadership». Peut-être qu’un nouveau leadership collectif est en train d’émerger. Pas une seule personne, mais peut-être un groupe. Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est que le monsieur qui parle au nom de millions, c’est fini. C’est un fou. D’autre part, le mouvement est féminisé. Les hommes, les femmes sortent avec leurs enfants, toute la famille est dehors. On assiste à l’émergence d’une communauté basée sur le respect intégral de tous au sein du groupe. Ce que l’Occident ne connaît pas : l’Occident a l’individu, mais pas la communauté. Nous assistons à la naissance d’un individu adîb. Al-adâb , c’est être sensible au groupe: «l’art de l’autodiscipline et de l’introspection», selon le fameux dictionnaire Lissan al-‘Arab d’Ibn Manzour. L’ adâb est cette sensibilité à autrui, au fait que tu n’es pas seul. Seuls les fous oublient les autres et s’évanouissent dans leur narcissisme. Quand on est normal, on est conscient qu’il y a le groupe, qu’il ne faut pas l’offenser mais le respecter.
Ma théorie, c’est le adâb : la sensibilité, l’intelligence civique. Pour être heureux, il faut aussi servir les autres, et ne pas leur faire du mal.
Qu’est-ce qui vous frappe, au niveau de l’enjeu social de ce mouvement?
Le plus évident, c’est le niveau politique et le niveau économique. Mais pour moi, c’est le niveau psychologique qui va demander le plus de temps. On assiste à une renégociation globale. Ce n’est pas uniquement entre le roi et le peuple, ni entre le roi et les partis politiques. Il y a un grand débat entre les différentes générations, entre les parents et les enfants. Tout le monde se remet en question. Pour la première fois, les parents se remettent en question. C’est pour ça que ça dérange tout le monde. On n’est pas habitué. C’est bien simple, ma génération, le mot clef, c’était « skout, tais-toi». Je n’ai jamais entendu quelqu’un dans ma famille me dire «parle, ma fille, dis-moi ce que tu penses». On dit qu’on insulte les vieux, ce n’est pas vrai. Mais c’est la première fois où la relation entre les générations est négativisée. Ma génération regardait les leaders, Allal El Fassi, Mohammed V, comme des dieux, en quelque sorte. De nos jours, tu regardes ton chef avec un œil critique. On attaque les politiques. Il y a plein d’insultes contre les intellectuels : c’est parce qu’ils ne sont pas dans la rue ! Les jeunes auraient voulu avoir ce contact avec eux. Plus que jamais, les jeunes veulent parler avec leurs professeurs, avec les intellectuels. Ce n’est pas une guerre entre les générations, c’est le désir de transformer cette relation. On ne veut pas un papa, on veut un nouveau père, ou une nouvelle mère, qui arrive à écouter l’enfant. La révolution du 20 février, c’est qu’on doit accepter que sa position de pouvoir soit déstabilisée, et c’est bon parce que ça apprend à être plus dans l’écoute. C’est pour ça que l’humour est important. Mais ça va prendre du temps.
Ce que je trouve magnifique, c’est que les jeunes sont pacifiques. Ils ne veulent plus de violence. C’est le côté le plus important de ce mouvement. C’est pour ça, au lieu de leur tomber dessus en disant qu’ils sont avec les extrémistes – d’ailleurs, même les extrémistes sont transformés – on ferait mieux de réaliser qu’on ne peut plus être fort avec la violence. Les jeunes veulent un monde sans violence. Le fait de ne pas écouter, c’est de la violence. Le fait d’empêcher les gens de faire de l’humour, c’est de la violence, parce que l’humour, c’est voyager là où on ne t’attend pas, c’est traverser les ponts… On va dans un monde où les ponts seront toujours traversés et où Shéhérazade ne s’arrêtera pas à l’aube, elle continuera à parler toute la journée. Il faut que Shahrayar apprenne à ne pas être le seul à parler : Shéhérazade va changer le rythme parle, écoute…
Interview réalisée par Kenza Sefrioui