Maroc : entre tradition et modernité, le choix s’avère délicat (1)

maroc économique 9Par Sami SHERIF

Il  est presque évident de constater tout d’abord que  cette phrase “entre tradition et modernité” est  un leitmotivs qui revient tout le temps au Maroc, dans les informations, dans les reportages, et à propos de n’importe lesquels des sujets. Il faudrait aussi que l’on s’entende dès à présent, sur les termes du sujet que l’on a à traiter. Les principaux, ceux qui peuvent poser un problème de signification et d’interprétation. Il s’agit à l’évidence pour ce qui nous concerne des expressions « Tradition » et « Modernité ». Le terme « Maroc », je suppose, il ne doit pas poser de questionnement du moment qu’il s’agit du nom du pays là où nous vivons et auquel nous nous identifions ! Mais, l’intitulé du sujet, tel qu’il est formulé, peut le présenter  entre autres, comme un pays où la société est déchirée, perdue entre traditions et modernité, un pays que les « Hoba Hoba », désignent dans leur dernier album sous le vocable « BLAD SCHIZOPHRENE ». Laissons cette diatribe de côté et commençons par le terme « Tradition ».

La tradition désigne la transmission continue d’un contenu  culturel  à travers l’histoire  depuis un événement fondateur ou un passé immémorial (du Latin  traditio, tradere, de trans « à travers » et dare « donner », « faire passer à un autre, remettre »). Cet héritage  immatériel peut constituer le vecteur d’identité d’une communauté. Dans son sens absolu, la tradition est une mémoire et un projet, en un mot une conscience collective : le souvenir de ce qui a été, avec le devoir de le transmettre et de l’enrichir. Avec l’article indéfini, une tradition peut désigner un mouvement religieux par ce qui l’anime, ou plus couramment, une pratique symbolique particulière comme les traditions populaires.

Une tradition est, en sociologie, une idée une habitude qui est mémorisée et transmise de génération en génération, à l’origine sans besoin d’un système écrit. Les outils pour aider à ce processus incluent des éléments de poésie comme la rime et l’allitération. Des histoires sont bâties pour une ritualisation de la pensée autour d’une manière de faire et de ses accessoires, désormais fortement relayées par la publicité  et les lois.

La tradition est universelle et se présente souvent sous différentes formes selon les pays, or la coutume, c’est l’ensemble des us et pratiques qui se font au quotidien, c’est plutôt une histoire de localité, de région.

Palais MarocainPar contre, prise dans un sens large, la tradition peut signifier également le patrimoine. Issu du vocabulaire juridique, le mot « patrimoine » a été utilisé au début des années 1970 pour désigner aussi  les productions humaines à caractère artistique que le passé a laissées en héritage et on n’a pas fini d’explorer(…) On parle de patrimoine architectural, musical, vestimentaire, culinaire etc.. Cet aspect de la tradition, tout le monde serait d’accord pour le préserver et l’enrichir. Les chinois ont préservé leur porcelaine, leurs arts martiaux et leur médecine traditionnelle et les exportent sur le monde. Rien que de la pharmacopée, ils tirent 24 milliards de Dollars. Chez nous la médina de Fez a été classée ; il y a déjà plus de vingt ans, comme patrimoine de l’humanité et un projet grandiose pour sa  restauration et sa Articles de l'artisanat marocainpréservation a été établit par l’UNESCO. Quant à notre caftan, il n’a cessé de faire parler de lui dans les grandes expositions internationales… C’est en raison de sa spécificité et de l’unanimité sur l’impératif de sa préservation, que nous ne traiteront pas dans ce travail de cet autre aspect de la tradition qu’est le patrimoine.

Être traditionaliste reviendrait à avoir cette tendance à vouloir reprendre les expériences et les solutions des aïeux pour en profiter dans l’immédiat sans perdre de temps à chercher d’autres solutions. Cette tendance semble parfois inappropriée et exclut toute recherche de solutions nouvelles plus efficaces. C’est à ce titre qu’elle est considérée comme handicapante.

La modernité quant à elle est à l’opposé de la tradition. L’étymologie indique que ce terme est issu du grec « modos » qui signifie « d’aujourd’hui ». Ce n’est que plus tard que le terme modernité à proprement parler apparaîtra avec Balzac. C’est

George Gordon Byron
George Gordon Byron

François – René de Chateaubriand qui indique être l’inventeur du terme « modernité » dans son ouvrage les Mémoire d’Outre-Tombe. Il fait référence aux nouvelles dispositions de l’âme de ceux qui comme lui, ou au contraire de lui, ont connu ou n’ont pas connu à la fois l’Ancien Régime, la Révolution et la période qui suit. Le passage dans lequel Chateaubriand parle de modernité est à relier avec les propos qu’il tient sur Lord Byron.

Selon l’Encyclopédie Universalis, elle « n’est ni un concept sociologique, ni un concept politique, ni proprement un concept historique. C’est un mode de civilisation caractéristique, qui s’oppose au mode de la tradition, c’est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles : face à la diversité géographique et symbolique de celles-ci, la modernité s’impose comme une, homogène, irradiant mondialement à partir de l’Occident ».

En tant que concept philosophique, la modernité est avant tout le projet d’imposer la raison comme norme transcendantale à la société. En termes de sociologie et selon Michel Freitag, la modernité est un mode de reproduction de la société basée sur la dimension politique et institutionnelle de ses mécanismes de régulation. À ce titre, elle s’oppose à la tradition dont le mode de reproduction d’ensemble et le sens des actions qui y sont accomplies est régulé par des dimensions culturelles et symboliques particulières et anciennes. La modernité est un changement ontologique du mode de régulation de la reproduction sociale basée sur une transformation du sens temporel de la légitimité. C’est ainsi, que l’avenir dans la modernité remplace le passé et rationalise le jugement de l’action associée aux hommes. La modernité est la possibilité politique réflexive de changer les règles du jeu de la vie sociale. La modernité est aussi l’ensemble des conditions historiques matérielles qui permettent de penser l’émancipation vis-à-vis des traditions, des doctrines ou des idéologies données et non problématisées par une culture traditionnelle.

La modernité qui ; comme nous allons constater  plus loin, est plutôt un processus très lent, qui peut se prolonger à l’infini dans le temps, n’est pas nécessairement

Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne
Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne

la laïcité qui  se décrète. Prenons l’exemple de la Turquie Kémaliste qui dès  la fin de la deuxième décennies du vingtième siècle a annoncé sa  « laïcité » est restée par beaucoup d’aspects de sa vie nationale, loin de la « modernité » tel que nous la concevons de nos jours. Par contre, Israël  qui n’est pas laïc et là où l’Etat revendique une nature exclusivement juive, se présente comme un pays très moderne.

En histoire, on évoque l’époque moderne, mais cette modernité se décale des jalons historiques communément admis dont la fin correspond à la Révolution française pour les historiens français et à 1920 pour les écoles historiques anglo-saxones.

Pour préciser davantage cette idée, la modernisation en Europe s’est faite suivant un processus historique endogène sans l’intervention d’une force étrangère. Le Christianisme s’est lui-même adapté d’abord avec les premières réformes Luthériennes au XIV ième siècle. Les Chrétiens d’avant LUTHER, estimaient même que le fait de se faire beaucoup d’argent même par le commerce était contraire aux préceptes de la religion. Au fait, s’il n’y avait pas ce grand réformateur, il n’y aurait peut-être pas de capitalisme. C’est du moins ce que pensait Max Weber dans son célèbre ouvrage « L’éthique protestante et le capitalisme ».

Max Weber
Max Weber

L’humanisme français, à partir  de 1470  et avec Lefèvre surtout, avait poussé la réflexion un peu plus loin en essayant de faire valoir la condition de l’homme devant la difficulté. Le maître français et ses disciples, entraînés par Érasme, auraient revendiqué les droits de la libre critique. Certains y ont salué la naissance de l’esprit moderne, d’autres l’ont déplorée, la plupart ont cru y découvrir l’impatience des humanistes à secouer le joug de la théologie, de la tradition, voire de l’orthodoxie, ou de l’autorité de l’Église.

Est venue par la suite, la sécularisation du christianisme sous les coups des idées de Voltaire (la théorie du doute catégorique), de Rousseaux (« Le contrat social ») et de Kant (« la raison pure ») etc..,. Certains associent la modernité à la poursuite de l’idéal développé par ces philosophes des lumières, c’est-à-dire à la lutte contre l’arbitraire de l’autorité, contre les préjugés et contre les contingences de la tradition avec l’aide de la raison. Cette sécularisation de la société chrétienne s’est imposée avec la Révolution française et s’est achevée avec les lois du début du XXième siècle sur la laïcité. De nos jours, on ne cesse pas d’appeler encore à la modernisation de l’Europe face aux défis que lui portent les Etats-Unis d’Amérique, le Japon et la Chine renaissante.

Pour résumer, il faudrait dire qu’en ce XXI ème siècle, la modernité, est le produit de certaines sociétés où ont prévalu les principes de la Philosophie des lumières, où l’expérience de leurs peuples, a abouti à quelque chose qui trouve ses racines tout à la fois, dans la philosophie grecque, que dans les guerres de religions, les révolutions, les tragédies qu’a connues l’Europe. Ce sont ces événements parfois dramatiques qui ont abouti à des libérations, et permis des avancées formidables dans le domaine de la réflexion philosophique et sur les plans politique, technique, scientifique et social. Cette  modernité  au XXI ème siècle n’a donc pas été un long fleuve tranquille, mais elle fut néanmoins pour les sociétés occidentales, auto- générée.

Dans le monde arabo-musulman, les choses se passent différemment. L’intégration de la modernité se fait difficilement ; car, elle n’est pas le produit de la seule évolution interne. Dès le départ, elle s’est présentée comme le produit amené surtout par des interventions étrangères, violentes à des degrés divers : colonialisme et occupation, exploitation directe ou indirecte de richesses nationales ; guerres d’agression dont la dernière en date, celles de l’IraK qui occupe le devant de la scène depuis maintenant plus de 12 ans avec son cortège d’horreurs, de massacres et de misère.

Nos sociétés musulmanes n’ont pas vécu la même histoire que celles de l’Europe. Elles ont été depuis deux siècles confrontées à une série de problèmes dans le cadre de leur évolution et leur insertion dans la modernité, car cette dernière ne fut pas fille utérine de leur histoire. Elle n’a pas vu le jour sans intervention étrangère.

C’est pourquoi l’adoption des valeurs les plus progressistes et les plus belles, provoque en même temps des réactions de rejet, des réactions de retour identitaire avec des replis sur soi, quelques fois primaires allant jusqu’au rejet pur et simple de tout ce qui peut être catalogué comme venant de l’Autre. C’est dire que le processus de modernisation y bute sur nombre d’embûches. La crise paraît  être pour certains, des plus criantes et soulève beaucoup de réactions parfois non raisonnées.

Il y a quelques années, un jeune enseignant de Titouan et directeur d’un magazine dédié aux jeunes, un certain Mohcine  Ennadoui, a  publié un ouvrage sur les femmes marocaines. Il l’a intitulé sans scrupules :  « Les femmes sont des suppôts de Satan». Cet auteur y considèrait les femmes comme « les ambassadrices de l’Occident laïque ». Il disait en substance que « ces femmes rampent comme des vipères pour défendre les droits de Satan, sous prétexte de l’égalité entre les hommes et les femmes dans l’héritage et dans l’âge du mariage… ». Il ira jusqu’à les qualifier  « …de véritables terroristes à la solde du diable, des ennemies de Dieu qui trompent leurs maris et détruisent les foyers ».

Quelques jours après, Mme Jbabdi qui est Enseignante à la faculté de droit de Casablanca, ne tarda pas d’y répondre d’une manière aussi virulente dans un article intitulé : «Défendre notre modernité». D’après cette militante de l’USFP, « c’est  parce que nous avons laissé ce type d’idées prendre place dans notre société, que nous avons récolté des drames comme celui du 16 mai. Il ne faut donc plus que l’Histoire se répète. Et il nous faut défendre les choix de la modernité de notre société ».

Le professeur Mohamed Moatassim, l’ex-conseiller de Sa Majesté, avait appelé quant à lui, « les organisations féminines marocaines et les démocrates de notre pays à faire leur devoir pour que plus jamais de pareils ouvrages, faits de surcroît sous couvert de l’Islam, incitant à la haine, le mépris et la discrimination à l’égard de la femme, ne soient édités ou publiés et laissés à la portée de notre jeunesse ».

A méditer sur ces faits qui sortent de l’ordinaire, on s’accordera fort bien sur l’existence dans notre société d’un profond et douloureux conflit entre les tenants de la tradition et ceux de la modernité.

Ce conflit paraît à première vue très récent. L’on a l’impression qu’il ne s’est manifesté qu’avec l’apparition fulgurante des courants islamistes au début des années quatre vingt. Au fait, le Maroc a éprouvé un choc lors de ses contactes directes qu’il avait eu avec les européens pendant le XIX ième siècle. Dans notre pays qui

My Hassan Ier
My Hassan Ier

voulait éviter d’être colonisé, les Sultans Moulay Abderrahmen, Mohamed IV et puis son successeur Moulay El Hassan Ier, s’étaient engagés dans des réformes pour moderniser le pays. L’échec de ces réformes entreprises alors était dû principalement à leur rejet par un milieu culturel conservateur qui y a vu un danger de christianisation du pays.  Le Maroc avait alors raté son rendez-vous avec l’histoire. Comment cela avait-il pu arriver ?

Selon Mr. Abdesselam Cheddadi, auteur de l’ouvrage  « Education et culture au Maroc : le difficile passage à la modernité » : « la culture est l’élément central de la vie de la société, son cœur palpitant qui irrigue de son sang tous ses autres organes et tissus, et dont le bon fonctionnement ou les déficiences se reflètent immédiatement sur toutes les formes de son activité ».

D’après cet auteur, « le Maroc, comme la plupart des pays arabes, a intégré la modernité suivant un processus marqué par les conflits et la domination étrangère. D’où une attitude entachée d’ambiguïté, avec une méfiance, voire un rejet à l’égard de la culture moderne. C’est à ce niveau que, situe l’auteur, les origines du blocage et du dysfonctionnement du Maroc ».

Au terme de cette période, Précise l’auteur « les Marocains héritent une culture moderne tronquée, structurellement bloquée et en opposition avec leur propre culture figée et déformée ».

Selon nombre d’observateurs avertis, nous sommes restés après  l’indépendance, prisonniers de l’idée simpliste de « prendre le meilleur  » chez l’ennemi et de  » rejeter ce qui est incompatible avec notre civilisation « . Nous nous obstinons à nous situer à l’extérieur de la grande transformation que vit le monde et en dehors du temps présent. Mais, nous ne pouvons pas échapper aux assauts généralisés de la modernité et nous les subissons d’une façon impuissante ! De la sorte, notre dépendance vis-à-vis de l’Occident acquiert des bases inébranlables. En conséquence, au lieu de se résorber progressivement, le fossé économique, technologique et culturel avec les pays développés s’est davantage creusé !

Que faire alors? Cette question est devenue récurrente et très insistante. Elle demeure à l’ordre du jour depuis le début du XIX ième siècle. Sa pertinence et les nombreuses réponses faites pour y répondre afin de surmonter la crise « tradition ou modernité », attestent de l’importance que revêt une solution salutaire pour un tel imbroglio. La forme de modernité qu’amène avec elle la globalisation envahissante menace les restes d’une tradition à partir de laquelle ; semble-il, on tire son identité et sa spécificité. D’où les chocs à éviter. Quel choix pourrait-il être judicieux dans ces circonstances ? Moderniser la tradition ou traditionnaliser la modernité ? Rompre avec le passé ou le raviver ? forcer la modernisation ou y aller doucement ?

En face d’une modernisation forcée, on pourra avoir en effet, une réaction violente d’aspect religieux comme cela s’est produit en Iran du Shah qui avait voulu brûler les étapes dans le processus de modernisation de son pays ou dans l’Afghanistan communiste de Najibou ALLAh qui avait voulu avec l’aide des soviétiques opérer une coupure définitive avec la tradition. Par contre, se résoudre à la stagnation en se confinant à sa tradition  risque d’être de conséquences encore plus graves, comme cela fut le cas dans l’Afghanistan des Talibans qui n’admettaient pas entre autres aux XX ième siècle , la scolarisation des filles.

Serait-il alors mieux et salutaire de doser la modernité suivant les exigences sociales consensuelles ? Quelle chance a t-on de pouvoir le faire quand la mondialisation insiste à nos portes pour nous façonner à sa manière et quand le conservatisme et la résistance aux incursions de la modernité s’organisent de façon encore plus vigoureuse que par le passé ?

Nous nous proposons dans ce modeste travail d’exposer les grands antagonismes entre tradition et modernité au Maroc (première partie) et de répondre à la question de savoir quelles réponses suggère l’intelligentsia marocaine  à propos de cette dualité tradition/modernité qui dérange tant d’observateurs (deuxième partie).

A suivre…

Sami Shérif

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