Par Mohamed MELLOUKI (nous nous excusons auprès de l’auteur authentique de cet article de valeur pour l’avoir attribué par erreur à un irresponsable qui se l’avait attribué arbitrairement).
J’ai entendu parler, pour la première fois, de ‘ l’Économie invisible’, en 1957, au collège, en classe de ‘ Brevet’, au cours d’une leçon de géographie sur la Grande Bretagne. Nous avions auparavant étudié les USA, la Russie et la Chine. Nous avions compris que ces pays étaient assez vastes et renfermaient diverses potentialités naturelles qui en faisaient des puissances, ce qui n’était pas le cas de la Grande Bretagne qui paraissait minuscule géographiquement et de ressources moins abondantes, mais s’imposait comme puissance économique. Le professeur nous expliqua, alors, que la richesse de base de ce pays reposait sur son ‘ économie invisible’. Il nous donna quelques exemples, en citant notamment les banques et les compagnies d’assurances réalisant des profits colossaux sans, pour autant, qu’elles disposent d’infrastructures visibles de production. Nous n’avions pas encore abordé, au plan de l’Histoire, l’étude de l’Empire britannique dont le pillage des ressources de ses colonies lui fournissaient, en réalité, cette économie pas aussi invisible.
Chez nous aussi, le concept de l’économie invisible n’avait pas tardé à faire son apparition. Malheureusement, déjà, de manière illicite dès l’aube de l’Indépendance. En quelques années des miséreux se sont transformés, comme par enchantement, en possédants insolents qu’on allait, en plus, appeler ‘ les grandes tentes’, jetant ombrage sur les quelques ancestrales familles qui incarnaient une bourgeoisie majoritairement commerçante et globalement modeste, aux côtés de quelques féodaux terriens se comptant sur les doigts de la main dont les propriétés étaient en grande partie incultivables ou consacrées à la culture des céréales et un maigre pâturage.
La première vague des ‘ new bourgeois’ marocains fut révélée par l’arrestation d’une brochette de dignitaires du régime, en 1971, dans la foulée de la tentative du putsch de Skhirat. Elle en fut, semble-t-il même, la cause. Le cas semblait, néanmoins, isolé, circonscrit à une poignée d’indélicats pris la main dans le sac, dont le Pouvoir tenait à faire un exemple rigoureux de sa détermination à appliquer la loi pour tous et maintenir l’ordre moral à tous les niveaux de l’État.
Nous savons ce qu’il en est advenu de ces dignitaires. Logés dans des fermes, ils continuaient à tenir salon et à engrosser leurs épouses. À l’époque déjà apparaissait le concept de ‘certains plus égaux que d’autres’. L’économie invisible, elle, a vu ses contours se dessiner avec clarté au fil du temps, s’est laissée pousser des ailes, a évolué au nez et à la barbe d’un État de plus en plus impuissant et complice, activement ou passivement, et a fini, même, par devenir l’économie dominante, bousculant de plus en plus l’autre, celle honnête et légale, qui se voyait progressivement réduite en peau de chagrin, croulant sous les coups de boutoir du Fisc. Ses stratèges se sont taillés un habit de notabilité. Ont fait des émules et des jaloux.
Combien sont-ils ? À en croire un rapport du Crédit Suisse paru tout récemment, le nombre de milliardaires marocains a fait un bon fulgurant, en passant d’un millier, en 2011, à 14.000 en l’espace d’un an. Du 1400 %, pardi, en un an. Surréaliste et étourdissant. Dans un pays classé parmi les plus précaires de la planète, au 87ème rang. Parole du 8ème Rapport de l’Indicateur International des États précaires, pour 2012, paraissant à Washington. Et cela pendant que M.Benkirane se chamaille depuis 10 mois avec les théoriciens de la finance, les professionnels du secteur économique et autres interlocuteurs pour qu’ils souscrivent à sa projection économique entre 3 à 5 %, dans l’espoir qu’une telle adhésion contribuerait à lui assurer la paix sociale pour finir son mandat sans trop de chaos dans les rues et de chocs avec les syndicats.
Qui sont-ils? Les fortunes de ce niveau, acquises légalement ne doivent pas dépasser quelques dizaines, étant l’œuvre d’entrepreneurs laborieux et honnêtes qui, pour la plupart, ont durement peiné dans l’adolescence, dans des tâches de misère et conditions de vie insupportables, thésaurisant sou par sou, à la sueur du front et la force du poignet, jusqu’au premier modeste capital de départ. Cette classe, généralement imbue de valeurs morales, ne triche pas sur les bilans annuels et investit une partie des bénéfices dans des œuvres caritatives. Elle mérite respect et considération.
Le problème réside dans la véritable nébuleuse mafiosi dont certains membres viennent de filières honorables, des universités et grandes écoles. Des têtes bien faites, souvent mal pensantes. Ont fait de hautes études et ont investi l’État. Normalement pour le servir. Pratiquement pour s’en servir. Certains pillant directement ses caisses, accaparant ses moyens ; d’autres profitant des études et prospectives menées par leurs départements, s’intègrent à découvert ou par prête-noms interposés dans les circuits commerciaux lucratifs, ou leur bradent le patrimoine foncier public cédé à une bouchée de pain, loti médiocrement et revendu à prix d’or. Une autre tranche, placée à la tête des organismes gestionnaires de capitaux sociaux, a pensé investir ces derniers dans des entreprises en essor, parfois familiales ou alliées, raflant, à la mise, une participation au capital à son profit personnel lui procurant annuellement de substantiels dividendes. Le 4ème volet est constitué de préposés de différentes administrations censées approvisionner l’État fiscalement, qui pratiquent une politique de chantage et s’en mettent plein les poches en taxant, à dessein, outre mesure la majorité des entreprises et professions libérales pour leur octroyer, par la suite, des ristournes et dérogations sur les redevances de toutes natures, allant jusqu’à 50 pour cent, dont ils ponctuent la bonne part.
Ces quatre catégories se sont constituées chacune en sorte de ‘ loges’ dont les membres appliquant la loi de l’omerta au plan de chaque filière, se retrouvent, néanmoins, dans une sorte de classe patricienne considérant être la seule à avoir droit aux privilèges et passe-droits. Il faut reconnaître qu’elles détiennent, en fait, d’une manière ou d’une autre, les principaux leviers de commande de l’Etat. En superposition, et parfois en interaction, se développe la ‘ camarilla’ des narcotrafiquants et acolytes de tous genres, notoirement connus, vivant dans le luxe tapageur, roulant des mécaniques et en limousines dernière main, avec la morgue des derniers parvenus en sus.
Parallèlement, s’active la gent de racketteurs à la petite semaine, devenue même familière, majoritairement constituée de modestes fonctionnaires jetant souvent leur dévolu sur les petites entreprises commerciales et immobilières où ils blanchissent leurs rapines.
Mais il est une autre économie encore plus invisible, parce que loin des yeux du commun des mortels, où l’on retrouve en bonne partie les plus éminents spécimens des classes sus mentionnées. Elle se passe en haute mer où toute une armada de bateaux usines rafle la richesse halieutique nationale pour la déverser dans les ports occidentaux et asiatiques. Ses revenus colossaux vont, évidemment, emplir les coffres forts de ces pays.
Tout ce beau monde garde bien les pieds ici, sur cette bonne et généreuse terre marocaine tant qu’elle pond des œufs d’or, mais la tête arrimée à l’étranger pour le placement de ces derniers. En prime, ils se prennent pour les chantres du nationalisme et patriotisme. À les entendre discourir sur ces thèmes on attrape le tournis.
Le Crédit Suisse, pour ceux qui ne le savent pas, est un groupement bancaire prestataire de services financiers à l’échelle internationale, au diapason de la Banque mondiale et du FMI, qui a dû enregistrer ces milliards dont il est question, ici, dans ses propres comptes ou les voir passer dans les coffres d’institutions consoeurs ; à qui nos gouvernants vont, depuis des décennies, leur quémander de nous retourner notre propre argent sous forme de crédits pour lesquels nous payons, en sus, des intérêts. Et ainsi s’est créé le cycle infernal de fuites de nos capitaux qui nous reviennent en crédits dont une bonne partie est de nouveau détournée et renvoyée sur l’étranger, et ainsi de suite à l’infini.
En tout état de cause, il y a dans la révélation du Crédit Suisse 14.000 crocodiles et aâfrit qui narguent Mr Benkirane – 14.000 dossiers qui doivent être ouverts par Mr Jettou et sa Cour des Comptes- 14.000 poursuites judiciaires qui doivent être enclenchées par Mr Rmid et sa Justice- 14.000 intrigues financières à élucider par Mr Nizar et son Inspection générale des Finances- 14.000 fortunes que Mr Jaouahri et sa Banque du Maroc se doivent d’en expliquer au peuple la provenance- 14.000 fuites de capitaux pour l’Office de changes qui se doit d’en identifier les auteurs- 14.000 interpellations parlementaires pour une Institution législative qui perd son temps et sa salive dans des joutes partisanes stériles- 14.000 trous dans la Loi de Finances 2013, et pour le strict minimum 14.000.000.000.000 de centimes qui se sont évaporés du Maroc.
Une consolation, cependant, pour les collégiens marocains. Ils n’ont plus besoin d’étudier la géographie de la Grande Bretagne pour savoir ce qu’est l’économie invisible. Ils y sont jusqu’à la moelle épinière, dans un Maroc qui peut se targuer d’être devenu un cas d’école en la matière. Un Maroc dont les gouvernants ont intérêt, cependant, à ne pas oublier que la tourmente du ‘ Printemps arabe’ a dans une bonne proportion été motivée par les effets néfastes, sur la société et l’Etat, des économies invisibles qui avaient largement contribué à vicier et rendre impopulaires les régimes renversés.
Mohamed Mallouki