Par Editing TelQuel
Cela fait exactement deux ans que Mohamed Arkoun nous a quittés, un 14 septembre. Né en 1928 en Kabylie, l’homme est un des islamologues les plus importants du 20ème siècle. Après des études à l’Université d’Alger, il entame une carrière universitaire en France où il enseigne l’“islamologie appliquée”, discipline qu’il fonde et développe en Europe et aux Etats-Unis. Influencé par la sociologie de Bourdieu, par l’épistémologie et par la philosophie critique, il invite à une “repensée de l’islam”, thème auquel il consacre la plupart de ses ouvrages. Acteur majeur du dialogue interreligieux, il a joué un rôle déterminant dans le développement de la connaissance de l’islam en Europe et aidé à combattre les stéréotypes. Souvent méconnu ou incompris du fait de son discours novateur, Arkoun demeure sans conteste un des plus grands penseurs contemporains de l’islam, que les intellectuels Rachid Benzine et Jean-Louis Schlegel nous invitent ici à (re)découvrir à travers des entretiens entre tranches de vie et analyse. Une édition marocaine de ce livre posthume (La construction humaine de l’islam, entretiens, Ed. Albin Michel) sera publiée en octobre par La Croisée des Chemins
En évoquant des moments clefs de son parcours, l’islamologue Mohamed Arkoun aborde, peu de temps avant sa mort, la question de la nécessité de repenser l’islam aujourd’hui. Morceaux choisis d’un livre mieux qu’important : utile.
Mon père, ce héros
L’arabe s’est imposé à moi à l’âge de 11 – 12 ans. D’abord à Aïn Larba (Algérie), où mon père avait sa petite épicerie ; il voulait m’avoir avec lui pour m’apprendre le métier… Maintenant j’en ris, car vous savez comment sont les parents avec leur fils aîné : quelle que soit leur profession, ils veulent le garder près d’eux. Je me souviens encore d’un voyage en camionnette jusqu’à Oran, qui a duré presque une nuit et une journée entière, et où je suis resté assis ou couché à même la benne !
La question de l’incroyance
Lucien Febvre, le grand historien, est venu faire une conférence au tout début des années 1950 sur la “religion de Rabelais”. Vous vous rendez compte du sujet ! Febvre avait écrit un livre, encore cité aujourd’hui, portant ce titre et sous-titré : Le Problème de l’incroyance au XVIème siècle. Sa conférence m’a passionné. Quand je l’ai écouté traiter de cette question, apparemment particulière mais en réalité universelle, de l’incroyance, je me souviens m’être dit : “Mais bon sang, qu’est-ce que je fais ici ?” En fait, j’avais décidé, dès ma licence, de quitter l’Algérie, mais je suis resté encore deux ans comme adjoint d’enseignement dans mon lycée, pour gagner un peu d’argent…
L’autre blessure
La seconde guerre civile algérienne. Parce que j’appelle “première guerre civile” la guerre de libération. En effet, comme au Maroc, il y avait des juifs et des chrétiens en Algérie, la Méditerranée était bien représentée et tous vivaient sur une terre où ils étaient depuis plus d’un siècle et plusieurs générations ; ils pouvaient parfaitement continuer à y vivre et à nourrir le débat politique autrement que celui qui s’est déroulé ensuite, dans un monolithisme où il n’y a eu que des Algériens face à des Algériens. L’Algérie a perdu beaucoup en perdant, justement, les “face-à-face”, les vis-à-vis.
La “figure” de Mohammed…
J’ai lu et appris par cœur le Coran avec mon oncle, à 12 – 13 ans. Cette initiation, car c’en était une, faisait émerger le prophète Mohammed comme figure, exactement comme du côté chrétien on mettait en avant la figure de Jésus-Christ, fils de Dieu – et non Jésus de Nazareth. Autrement dit, ma connaissance ou ce que l’on m’a enseigné du christianisme et de l’islam se limitait à deux “figures” fondatrices. Le mot “figure” est important. Une “figure” est construite dans le temps par des croyants pour devenir la référence. La personnalité de départ, la personne physique et historique, ses appartenances sociales, ses origines parentales, tout cela disparaît. Il n’est plus question que d’une figure centrale, construite par des récits qui la présentent dans son activité et son enseignement.
Briseur de vérité
La lecture (du Coran) a lieu dans des conditions de sacralisation générale, non pas dans le contexte d’un sacré maîtrisé ou pensé, mais d’une sacralisation, comme aujourd’hui, de la vie politique, pour se taire et mettre un terme à toutes les interrogations. C’est au point que, lisant le Coran, on ne peut plus entendre la parole de “quelqu’un”. À chaque fois qu’il m’est arrivé de dire cela en public, des gens sont partis en s’exclamant : “Nous ne voulons pas entendre ce briseur d’idoles !” Je rectifie : non pas d’idoles, mais briseur de vérité, de ma vérité.
Islam cathodique
Amr Khaled, Al Qardaoui : voilà deux figures, ou plutôt deux acteurs de l’islam qui ont acquis une grande dimension grâce aux médias télévision, et non grâce aux livres. Si les États disaient : laissez d’autres voix s’exprimer, ou s’ils faisaient en sorte que d’autres voix puissent s’exprimer – car il y en a d’autres –, il n’y aurait pas cette inégalité ou plutôt ce déséquilibre médiatique, qui ne donne la parole qu’à ceux qui vont dans le sens du public. Quand je suis interviewé, je tremble à l’idée de dire tel ou tel mot. Eux parlent avec une jubilation, une autorité, une assurance sans égales, car ils se savent soutenus doublement : d’en bas, par l’audience mondiale, et d’en haut par les propriétaires des chaînes de télévision qui autorisent ce travail d’appropriation du public musulman ignare.
Le cas Tariq Ramadan
Même avec Tariq Ramadan, la communication (au sens fort et réel) est impossible : il est intelligent, nous parlons ensemble pacifiquement (ou plutôt je l’écoute parler), mais les présupposés sont tels que des trésors de didactique et de patience de ma part n’arrivent à rien. Il a écrit des livres sur la vie de Mohammed, la réforme nécessaire de l’islam, avec des postulats d’ouléma, de “gardien de la foi”. Reconnaissons cependant que son vocabulaire est plus moderne, meilleur que celui de Amr Khaled, qui, lui, parle sur un registre exclusivement émotionnel pour faire pleurer les foules et persuader les femmes de se convertir et de porter le voile…
Il était une “foi”, les ouléma
Les gardiens de la foi sont des idéologues actifs, tout en ayant une conscience relativement naïve : au fond, ils n’ont pas entendu parler de la modernité. Ils pensent qu’ils font du bien au politique en orientant le prince vers le Bien, en favorisant l’expansion de la croyance, l’obéissance à ce que veut l’État islamique. L’obéissance de tous dans le maintien de l’ignorance : c’est un travail idéologique négatif, en ce sens que la modernité est niée, elle n’existe pas.
Les dernières volontés d’un chercheur
Il est temps d’envisager, en Europe, la possibilité d’introduire l’enseignement des faits, mais aussi un travail d’analyse comme le mien, avec des professeurs qui le relayent dès l’école. Il faut ouvrir le champ de l’analyse épistémologique aux jeunes. Ma demande s’adresse autant aux établissements publics que privés, en particulier chrétiens. Pourquoi commencer par l’Europe ? Parce que je désespère des pays musulmans. Même dans les moins “confessionnels”, on augmente l’influence non plus seulement des ouléma, mais des marabouts. 60% de la population dans le monde arabe est analphabète. Qu’est-ce que l’on peut leur demander ? Il y a trop d’ignorance institutionnalisée, et on ne peut pas lutter contre les institutions ignorantes. En tout cas, pour ma part, je ne m’en sens plus la force et je considère que j’ai accompli le travail que je devais faire.
“La construction humaine de l’islam”, Ed. Albin Michel.
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