Le processus de « talibanisation » de la société tunisienne qui a commencé avec la progression fulgurante du courant salafiste après la révolution, a pris une tournure grave. Après les violences ayant eu lieu en Tunisie à l’occasion de la tenue d’une exposition d’art moderne nombre de tunisiens s’interrogent : comment se fait-il qu’une exposition d’art contemporain puisse être considérée comme une provocation et entraîner de telles violences? Regrettant les pertes : un mort, des centaines de blessés, plusieurs bâtiments saccagés ou brûlés…,les intellectuels, les artistes et les professionnels du secteur libéral et nombre d’autres, s’inquiètent pour l’avenir du pays.
Depuis 2003, le palais Abdellia abrite chaque année une manifestation dite « le Printemps des arts ». Sujets récurrents : l’identité, le rapport à la religion, des thèmes omniprésents dans le débat public ces derniers mois. Dans The Ring, de Faten Gaddès, des femmes voilées sont représentées sur des punching-balls. Celui qui n’a pas…, de Nadia Jelassi, plonge des bustes de femmes en tchador dans un cercle de galets. Un graffeur caricature un salafiste, les oreilles fulminantes. Couscous à l’agneau, de Mohamed ben Slama, figure une femme nue, un plat de couscous devant le pubis, des barbus en arrière-plan, etc.
Au dernier jour de l’exposition, un huissier mandaté par une association salafiste vient constater ces «atteintes aux valeurs de la religion» et demande le décrochage des œuvres en question. Les artistes rameutent leurs soutiens : au retour de l’huissier, accompagné d’une poignée de barbus en fin d’après-midi, plusieurs centaines de personnes les dégagent sans ménagement. Dans la nuit, le palais Abdellia est investi, quelques tableaux lacérés. Sur Facebook, les pages islamistes propagent rumeurs et intox. L’œuvre qui choquera le plus, en raison d’une silhouette assimilée à celle du prophète, se trouve en fait… dans une galerie au Sénégal.
La nuit suivante, les manifestations lancées par les salafistes, auxquels se joignent délinquants, citoyens, jeunes des quartiers populaires, dégénèrent en affrontements avec la police.
L’ordre public est vite rétabli, mais une vingtaine d’artistes reçoivent des menaces de mort. Plusieurs se terrent. Une liste avec coordonnées et photos a été diffusée sur Facebook. Preuve de la tournure irrationnelle des événements : les auteurs de la liste se sont trompés d’artistes et d’exposition. La réaction des autorités sidère les artistes. Interloqués, ils écoutent le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, un sociologue respecté, parler en conférence de presse de «mauvais goût», de «provocation» et annoncer le dépôt d’une plainte contre les assaillants de l’Abdellia, d’une part, mais aussi contre les organisateurs de l’exposition, ainsi que la fermeture provisoire du lieu.
Le parti islamiste Ennahda annonce qu’il défendra une loi interdisant «l’atteinte au sacré» dans la future Constitution. Il aura fallu attendre que l’imam de la prestigieuse mosquée Zitouna, un salafiste débarqué après la révolution du 14 janvier, explique dans son prêche que les artistes du printemps sont des «mécréants» qui devraient être condamnés dans un hypothétique Etat islamique à ce que leur «sang [soit] versé», pour entendre de plus fermes condamnations (Libération de lundi). Sans que l’imam soit destitué pour autant.
L’huissier a, lui, été arrêté pour «troubles à l’ordre public». Cloués au pilori, les artistes cherchent la riposte. Des plaintes sont en cours contre les auteurs des menaces et contre le ministre de la Culture. Des pétitions de soutien circulent. La télé et la radio expliquent que les œuvres n’avaient rien de blasphématoires. «Cette histoire montre que les Tunisiens sont encore fragiles, facilement manipulables», analyse le jeune photographe Wassim Ghozlani. Les islamistes radicaux ont encore réussi à rallier à leur cause un nombre important de Tunisiens, choqués par ces vraies-fausses œuvres. Le scénario rappelle celui de «l’affaire Persépolis» : en octobre, la diffusion du film d’animation de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud – où figure une représentation de dieu, ce que l’islam sunnite proscrit – avait fait scandale. «90% des Tunisiens ne vont ni au théâtre, ni au cinéma, ni dans les galeries. C’est le résultat de la politique de Ben Ali. Les gens deviennent incapables d’analyser, ils adoptent un discours moral et affectif», souligne Rejeb Magri, acteur et membre d’une association socioculturelle dans la région du Kef, récemment tabassé.
Pour «tenter de faire reculer la désertification culturelle», le cinéaste Hichem ben Ammar, comme plusieurs artistes, veut œuvrer au rapprochement avec le public, «par l’éducation à l’image». Il a lancé des «caravanes documentaires». Reste à savoir si les artistes continueront d’évoquer ces sujets sensibles. «Va-t-on retourner à l’autocensure ?»
Après la série de violences perpétrées par des islamistes radicaux sur des œuvres qualifiées d’«atteintes au sacré», des plaintes ont été déposées et les artistes cherchent la riposte.