2. L’«absorption des Trois quarts DU monde», l’autre partie de la solution La reconstruction de l’Europe n’a pas seule joué dans la stabilisation et la croissance de l’économie mondiale. Dès 1945, la situation géopolitique et géostratégique mondiale avait commencé à se transformer. Ce qu’on avait dit sur les causes de la crise de 1929 et la dépression économique qui a suivi, c’est-à-dire le déséquilibre qui a existé entre les formidables capacités de production industrielle et agricole des Etats-Unis et de l’Europe dès 1927 et les capacités d’«absorption» de cette production cumulée de part et d’autre de l’Atlantique, qui étaient très faibles au regard de la consommation mondiale, avait été néfaste dans l’entre-deux-guerres. La formidable offre mondiale à cette époque ne trouvait pas une l’absorption requise, du fait d’une demande mondiale limitée à la demande occidentale. Les «Trois Quarts du Monde» colonisés ou assujettis, dans une condition de misère extrême, comptaient peu dans l’«absorption mondiale».
Précisément, la fin du second conflit mondial va les voir s’affirmer partout dans le monde. C’est le réveil des peuples colonisés. Un vent de libération soufflait pour ces peuples, de l’Asie aux Indes britanniques et néerlandaises, du Levant à l’Afrique du Nord, de l’Afrique du Nord à l’Afrique du Sud. Partout ce sont les mêmes aspirations indépendantistes, les mêmes revendications de libération et de dignité d’existence. Avec ces mouvements de libération, les nouveaux Etats, l’indépendance retrouvée, auront non seulement changé la carte géopolitique et géostratégique du monde mais également influé sur l’«offre mondiale». Par leurs «capacités d’absorption», ils ont contribué à la résorption du déséquilibre entre la formidable production industrielle et agricole, essentiellement américaine à l’époque, dans le monde, et la consommation mondiale.
Un progrès qui va amener dans les décennies suivantes ce qu’on appelle les Trente Glorieuses pour les pays du monde, selon, évidemment, chaque pays selon ses capacités. L’Occident surtout, parce que mieux armé sur le plan financier, technologique et organisationnel qui en bénéficiera le plus. Quant aux pays des «Trois Quarts du Monde», en édifiant leurs nouvelles institutions politiques, leurs structures économiques et sociales pour des Etats viables, ils ont concouru par leurs importations de toute nature (équipements publics, constructions, défense, alimentaires, etc.) au développement du commerce mondial. Malgré la multitude de conflits armés dans ces pays, les décennies 1950 et 1960 ont constitué une longue prospérité pour l’ensemble des pays du monde.
L’édification de l’Inde, du Pakistan (indépendance en 1947), de la République populaire de Chine (1949) et les pays d’Afrique ont tous été des contributeurs de premier plan dans la croissance économique mondiale. Le complexe militaro-industriel qui a été particulièrement actif dans la grande compétition entre les blocs Est et Ouest dans la constitution d’arsenaux et de vecteurs nucléaires, l’a été aussi dans l’édification de la défense nationale de ces nouveaux Etats.
3. Les « Trois quarts du monde catalysés et catalyseurs». Un «plan Marshall-bis inversé» pour l’économie chinoise»? On comprend donc pourquoi ni le déséquilibre des années 1920 ni la dépression des années 1930 ne se sont pas répétés. L ’«absorption des Trois Quarts du Monde» a joué un rôle central dans la croissance mondiale. Elle a constitué l’autre «partie de la solution au problème économique et financier de la superpuissance américaine… ». L’économie de l’URSS a, elle aussi, été dopée par la demande de ces «Trois Quarts du Monde» dont elle fait partie. Les «Trois Quarts du Monde» ont donc été «catalysés et catalyseurs» dans cette formidable transformation chimique humaine du monde.
Ce qu’il y a d’étrange dans ce changement de visage du monde, c’est qu’avant la guerre, des centaines de millions d’êtres humains étaient écrasés par l’assujettissement occidental, un assujettissement où les peuples d’Occident eux-mêmes n’avaient pas véritablement profité des richesses provenant de ces territoires, puisque ceux-ci, colonisés, assujettis, leurs richesses n’ont apporté que convoitises, sentiments envieux, rivalités entre les puissances occidentales et au final ont déclenché le plus grand conflit que l’humanité ait connu depuis sa genèse.
Il aura fallu des horreurs inouïes d’un conflit mondial, donc de graves crises dans le monde pour que des peuples se libèrent, que finissent les empires coloniaux, et que les richesses soient plus ou moins adéquatement réparties dans le monde et amener les puissances à tirer profit du renouveau économique mondial. Un renouveau qui a touché tous les aspects existentiels des peuples : politique, économique, technologique, culturel… Les relations internationales comme les institutions mondiales en sont sorties transformées.
Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les crises et les guerres de la première moitié du XXe siècle aient fait table rase du passé de l’Europe et ont annoncé un nouveau départ pour une nouvelle histoire européenne. Ces pays, jadis rivaux dans le partage du monde, se retrouvent en train de fusionner leurs structures pour construire une nouvelle Europe. Aujourd’hui, même, après l’«Union européenne», des voix l’appellent à se fédérer et à créer ce qu’on appelle les «Etats-Unis d’Europe». Là encore, c’est à la suite de la nouvelle crise mondiale de 2008 que de nouveaux impératifs interpellent.
Le monde a beaucoup changé aujourd’hui. 1945 fait date dans le déclenchement de la transformation du monde. Au point qu’aujourd’hui encore, des pays d’Afrique et d’ailleurs font encore référence au «plan Marshall» de la fin des années 1940. Ils en appellent aux puissances de leurs vœux pour concrétiser d’autres «plans Marshall», comme si ceux-ci pouvaient se décréter par la seule volonté des puissances. Alors que le plan Marshall, réellement, ne s’est pas décrété, mais a été rendu «nécessaire» pour la superpuissance américaine. Les Etats-Unis devaient choisir entre le risque d’une dépression économique et la croissance. Le plan Marshall aura évité à l’Amérique de s’exposer de nouveau à une dépression économique dans les années 1940 et 1950.
Aujourd’hui encore, la Chine utilise une autre forme de plan Marshall, ce qu’on pourrait appeler un «plan Marshall-bis inversé». Elle consent à investir ses excédents commerciaux aux Etats-Unis pour que les Américains importent massivement des produits made in China. Malgré la très faible rémunération des fonds souverains et privés chinois (bons de Trésor américain, etc.), la Chine continue à investir en Amérique. Les Etats-Unis, à l’instar de l’Europe des années 1940, constituent une «locomotive» pour la Chine. C’est cette locomotive américaine, par ses déficits commerciaux cumulés avec la Chine, qui a permis en grande partie à la Chine de gravir les échelons en termes de PIB et passer, en 2010, au deuxième rang de puissance économique dans le monde.
Ainsi, on peut voir qu’un plan Marshall peut apparaître sous diverses formes, s’habiller selon les conjonctures économiques dans le monde, mais il ne se décrète pas parce qu’il entre dans « les lois de la nécessité».
Par Medjdoub Hamed : chercheur
Note : Cet article est tiré d’une étude qui a pour titre « ECONOMIE MONDIALE : le sens des crises financières sur l’évolution du monde ». Chapitre 3, Partie 3.2. En cours de parution