Ce sont aujourd’hui les militaires, après avoir rétabli la loi martiale, qui s’arrogent le droit de légiférer, de contrôler le budget, de choisir les cent membres de la commission chargée d’élaborer une nouvelle Constitution, de déclarer la guerre et même de définir les grandes lignes de la politique étrangère, notamment des liens avec les États-Unis, fournisseurs d’une aide à la défense évaluée à 1,3 milliard de dollars par an. De l’autre côté, place al-Tahrir, les jeunes exaltés avaient longtemps cru à l’avènement d’une ère nouvelle placée sous le triple signe de la démocratie, de la liberté et de la justice. Avec le reste de leurs concitoyens, ils se retrouvent aujourd’hui sans législatif, sans exécutif, sans Loi fondamentale mais avec deux candidats à la magistrature suprême, revendiquant chacun la victoire, et un groupe d’officiers supérieurs qui manifestement entendent se maintenir aux commandes, comme ils l’ont été sans discontinuer depuis 1952.
Aujourd’hui en Égypte, la situation rappelle, mutatis mutandi,celle de l’Algérie au lendemain des élections du 26 décembre 1991, remportées par le Front islamique du salut avec un total de 188 députés sur 231 et rapidement invalidées par l’armée qui, en outre, avait poussé à la démission le président Chadli Bendjedid. Bilan des dix années de guerre civile qui s’ensuivirent, les tristement célèbres « années de braise » : 60 000 morts – jusqu’à 150 000, selon certaines sources –, des milliers de disparus et des centaines de milliers de personnes déplacées ou forcées à prendre le chemin de l’exil. Certes, l’Égypte n’est pas l’Algérie mais qui pourrait tracer la ligne rouge à ne pas franchir quand un peuple s’estime privé des bienfaits de sa révolution ? Plus grave : lorsqu’il réalise, alors qu’il est trop tard peut-être, qu’à un moment donné, crucial pour son mouvement, la situation a commencé petit à petit à lui échapper jusqu’à être contrôlée par ses véritables marionnettistes ?
Rappelez-vous, la veille même de sa démission, Hosni Moubarak, bien qu’affaibli, continuait de s’accrocher à son fauteuil. Ce sont les militaires qui l’ont forcé à se retirer, tirant argument de son âge avancé et de l’absence d’une solution de rechange. Du coup, ils prenaient le contrôle de la situation, convaincus de pouvoir maintenir le cap mais sans le timonier. Ce qui se passe aujourd’hui n’est que la conséquence de ce coup de pouce donné au destin.
Habiles manœuvriers, les Frères musulmans l’ont été eux aussi, qui ne s’étaient pas joints au mouvement dès les premières heures mais n’avaient pas tardé à comprendre qu’il leur fallait prendre le train en marche s’ils veulent être aux premières loges, tout comme le sont leurs frères islamistes dans les autres pays du « printemps arabe », tant il est vrai que ces temps-ci, le pouvoir se trouve au fond des urnes. Sans doute qu’à moyen terme, leur aurait-il fallu compter avec les ultras du camp salafiste et suivre une ligne dure ou risquer d’être débordés. Ces calculs sont dépassés maintenant que le maréchal Tantaoui et ses compagnons du CSFA ont décidé de mettre le turbo, encouragés en cela par le double jeu d’une Amérique qui, officiellement, applaudit des deux mains à l’avènement de la démocratie alors qu’en réalité elle ne tient nullement à voir gouverner ces islamistes décidément infréquentables et faiseurs de vagues plutôt mal venues à l’approche de la présidentielle de novembre.
Maintenant qu’ils ont goûté aux premiers fruits (encore acides, il est vrai) de la victoire, les Ikhwane s’accrochent, décidés à ne pas céder, à tout le moins sur l’essentiel. Le problème, c’est qu’ils partagent avec les militaires la même appétence, la même intransigeance aussi. Ce qui arrivera quand les fleurets seront débarrassés de leur mouche, il est malaisé de le prévoir. Une chose est certaine, c’est que de l’issue de la confrontation dépend le devenir non seulement du plus grand pays de la région mais aussi celui d’autres États arabes où commencent à se lever les premiers vents de la révolte.