Elles vivent avec leur violeur…

Selon le code pénal, le violeur d’une mineure n’encourt aucune peine d’emprisonnement s’il accepte d’épouser sa victime. Des mariages, a priori invraisemblables, mais qui répondent à la volonté de sauvegarder l’honneur de la fille et de sa famille.

Wahiba, 38 ans, est mariée depuis plus de 15 ans à Mohamed, la quarantaine. Un ménage qui n’est pas des plus heureux, mais Rachida insiste sur le fait qu’elle n’a pas le choix et qu’elle ne peut pas quitter son conjoint, le père de ses quatre enfants, «malgré ce qui s’est passé». Vivant dans le même quartier, Mohamed se présente un jour pour demander la main de Wahiba. Il essuie un refus catégorique. Fou de rage, il monte un stratagème afin de pouvoir se marier avec la femme qu’il veut. «Il est parti du principe qu’elle était sienne pendant sept ans et que le viol, avec perte de virginité, était le seul moyen de pression de sa part afin de mettre les parents de la jeune fille devant le fait accompli. C’était criminel, mais Wahiba croit toujours que ce viol était la preuve qu’il l’aimait véritablement», explique Souad Taoussi, assistante sociale et militante associative. Un arrangement a été trouvé afin d’éviter le scandale. Mais, comment Wahiba parvient-elle à oublier cet instant où le père de ses enfants l’a forcée à avoir cette relation sexuelle contre son gré ? «Chaque fois qu’il y a un conflit, je lui lance cela en pleine figure. On n’oublie jamais ces choses-là», confie-t-elle. A l’intérieur du ménage, la violence règne. Violence physique ou verbale, le couple se déchire, mais ni Wahiba ni Mohamed ne veulent divorcer. «Cette violence est la preuve d’un grand malaise dans le couple. Wahiba revit la même scène avec son propre violeur lors des rapports sexuels. Ce couple ne pourra jamais vivre dans la sérénité», tranche Souad Taoussi. Le cas de Wahiba est exceptionnel, puisque les mariages arrangés entre violeurs et victimes ne durent jamais longtemps. Ou ne commencent même pas.

A la recherche d’un statut

Nadia, elle, avait 17 ans quand elle a été victime de viol dans le domicile de Rachid, son cousin germain, qui avait le même âge qu’elle. Brillante à l’école, Nadia s’apprêtait à passer son baccalauréat. Ce ne sera finalement pas le cas. Résultat : une grossesse. La famille de Nadia dépose plainte et le juge d’instruction recommande au jeune homme de prendre pour épouse sa victime, afin de sauver l’honneur des deux familles. Cette disposition est d’ailleurs officialisée par le code pénal dans l’article 475, qui annule la peine d’un violeur de mineure qui accepte de prendre pour épouse sa victime. Cela nécessite bien évidemment le consentement de la fille mineure. Mais, «dans la majorité des cas, l’adolescente n’a pas d’avis à donner. C’est sa famille qui décide à sa place», explique Mme Taoussi. L’acte conclu, le jeune homme a été libéré. Mais il a toujours refusé de l’accepter comme épouse. Depuis qu’elle a accouché, Nadia ne sort plus de la maison de ses parents. Rachid a certes reconnu la paternité du nouveau-né et la petite fille, fruit du viol, a été inscrite à l’état civil. Mais il n’entretient aucun rapport ni avec Nadia, ni avec sa propre fille. «Le jeune homme a accepté la proposition du juge pour échapper à la prison. La fille mineure a fait de même pour préserver l’honneur de la famille, mais ce couple n’a aucun avenir. D’ailleurs, ils se refusent mutuellement», explique Me Zahia Ammoumou, avocate au barreau de Casablanca.

«On résume l’existence de la fille à son hymen. Sa vie, sa personnalité, son honneur, tout cela dépend de sa virginité», explique Mme Taoussi qui a travaillé pendant près de vingt ans sur cette thématique. C’est donc pourquoi, dans le cas d’un viol, l’option du mariage est plus qu’envisageable. «En se mariant, les jeunes filles violées se cherchent un statut, un justificatif au regard de la société. Elles savent d’avance que le mariage ne va pas marcher, mais, au moins, ces victimes de viol seront considérées comme divorcées, pas comme des femmes violées sans aucun statut et sans aucune chance de trouver un autre parti. C’est qu’au Maroc, une femme ne peut être que célibataire donc vierge, mariée, divorcée ou veuve. Rien d’autre !», tranche Mme Taoussi. Le mot clé dans toutes ces histoires, c’est l’honneur. Une fille mineure victime d’un viol se marie pour «sauver son honneur et l’honneur de la famille». Et les parents n’hésitent pas à «acheter le mariage» pour la fameuse setra et éviter le scandale et le déshonneur. En général, la famille de la fille mineure violée cherche un arrangement avec son violeur, particulièrement en milieu populaire et rural où le sens de l’honneur est exacerbé au point de pétiner le droit humain… surtout si le viol occasionne une grossesse.

«Le tribunal considère que le mariage est un moindre mal pour la famille de la victime. En fait si le violeur est condamné, l’enfant fruit du viol n’aura jamais de statut. Et même si le juge ordonne un test ADN et que le test est concluant, l’enfant ne se sera pas reconnu et sera toujours considéré comme illégitime, si le père refuse de reconnaître la paternité. D’où l’intérêt du mariage selon l’esprit de la loi. L’impact sur la principale concernée n’est jamais pris en considération», explique Me Ammoumou. Ce mariage est d’ailleurs synonyme de traumatisme pour la jeune fille. «Le violeur continue à faire subir le viol à sa victime après le mariage, par vengeance. Pour la simple raison qu’on l’a obligé à conclure ce mariage. Et il ne l’a accepté que pour échapper à la prison. Il fait vivre l’enfer à sa victime afin de la pousser au divorce», explique Mme Taoussi. D’autres familles concluent un marché pour un mariage à durée déterminée, afin que la jeune maman puisse échapper au scandale, avoir un statut, et sauver l’honneur de la famille. Autre problème de taille : les enfants du viol. Ce sont des enfants non désirés, ni par les mères ni par les pères. Pour la mère l’enfant lui rappelle toujours le viol et les malheurs qu’elle a vécus. Parfois, les femmes victimes de viol abandonnent même leurs bébés.

Le viol est toujours une affaire compliquée

A travers ces histoires, l’on constate que tout tourne autour de l’honneur, du scandale, de ce que les autres vont dire, penser. Et la justice, avec ses articles de lois, entérine cette triste réalité. Au lieu de qualifier l’acte d’accusation comme viol, on parle plutôt d’«atteinte à la pudeur sur une mineure avec violence ayant entraîné la défloration». D’ailleurs, la défloration est considérée comme circonstance aggravante du viol en référence à un honneur bafoué et pris par la force. Encore une fois, le viol, selon l’esprit du code pénal actuel, porte atteinte à la morale publique et aux familles. L’intégrité physique et morale des victimes est reléguée au second plan. Le viol est toujours vécu comme une honte par la victime et une source de culpabilité. Par exemple, une fille agressée physiquement n’aura aucun mal à dénoncer son agresseur et à aller voir la police, porter plainte et se faire aider par les membres de sa famille. Mais quand elles sont victimes de viol, rares sont celles qui le font savoir. D’ailleurs, dans le cas des violeurs en série, ce n’est que quand une victime se manifeste que les autres victimes font subitement leur apparition. Sauf quand le viol occasionne une grossesse. «Une femme est toujours considérée comme responsable du viol qu’elle a subie. Si ce n’est pas sa tenue vestimentaire, c’est sa manière de marcher, de regarder, de parler qui a provoqué son propre viol», explique Mme Taoussi. Avant d’ajouter : «Quand les femmes majeures se présentent chez les associations féminines ou dans les centres d’écoute afin de parler du viol dont elles ont été victimes, nous leur conseillons tout simplement de ne pas porter plainte si elles n’ont pas de preuves. Sinon, la plaignante risque d’être poursuivie pour débauche, particulièrement quand le présumé violeur décide de nier. C’est pour cette raison que la majorité des victimes n’osent même pas en parler». C’est toujours à la femme de prouver le préjudice subi et donc la contrainte, avec présentation de témoins. Ce qui relève de l’impossible. «Le tribunal demande rarement une expertise médicale quand la victime est majeure et quand il ne s’agit pas de cas extrêmes comme le viol collectif ou l’inceste. C’est pour cette raison que, dans la plupart des cas, les hommes sont innocentés», déplore Me Ammoumou. La mentalité des juges et des policiers (qui reflète celle de la société) y est pour quelque chose. «Au lieu de chercher à établir la culpabilité ou non du présumé violeur, les policiers et les juges d’instruction concentrent leurs questions sur les mœurs de la plaignante, sur ses rapports éventuels avec le violeur, sur ses fréquentations. Tout est fait pour culpabiliser la femme», ajoute Mme Taoussi. Un changement de loi s’impose dès lors, afin que l’esprit de la Moudawanna se reflète dans le code pénal. «Le code pénal, qui date de 1962, n’est pas conçu pour protéger les femmes des différentes formes de violence, notamment du viol. Annuler les poursuites pénales à l’encontre d’un violeur s’il consent à épouser sa victime est une atteinte grave à l’intérêt général et aux droits humains en général», conclut Me Ammoumou.

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